Page:Féron - L'échafaud sanglant, 1929.djvu/41

Cette page a été validée par deux contributeurs.
39
L’ÉCHAFAUD SANGLANT

Ah ! ça, mon garçon, que cours-tu par cette nuit et par ce temps ?

— Je m’en vais au Château pour m’informer de mon père. Après son service on lui a commandé un travail supplémentaire, et il a dit qu’il serait revenu dans une heure ou deux. Nous ne l’avons pas revu à la maison. Alors, inquiète, maman m’envoie à sa recherche.

— Comme ça, tu t’en vas vers la haute-ville ?

— Oui, et au Château de Monsieur le Gouverneur.

— En ce cas, tu éclaireras notre marche un bout de chemin, nous n’allons pas loin.

Les trois personnages se remirent en marche. Le falot n’éclairait qu’imparfaitement, c’est vrai, mais assez tout de même pour permettre aux trois nocturnes promeneurs de diriger leurs pas avec plus de sûreté. Tous trois venaient de s’engager dans la rue du Palais et commençaient la pente, quand un individu, qui paraissait marcher très vite, heurta de l’épaule le mendiant.

— Ha !… fit Brimbalon qui faillit bien s’écraser dans la boue.

L’inconnu n’avait pas soufflé mot et il avait déjà disparu dans la noirceur. Le mendiant n’avait pu le reconnaître.

— Tout de même, murmura-t-il, il faut croire que celui-là marche en dormant ; il me semble qu’il aurait pu voir la clarté de cette lanterne.

Après cinq autres minutes de marche, deux hommes qui marchaient non moins vite que le premier profilèrent soudain leur haute et vague silhouette dans le rayon de lumière décrit par le falot. Ces deux hommes ne soufflèrent mot non plus, ce qui fit dire au mendiant :

— Pardine ! est-ce une procession de fantômes ? Et combien va-t-on en croiser encore ?

Le trappeur qui, jusque-là, était demeuré silencieux, murmura :

— Voici maison… princesse habite là !

— Ah ! ah ! nous sommes rendus ? Tant mieux ! Eh bien ! à la bonne chance, mon garçon, nous te laissons, parce qu’on est là où l’on va !

Louison poursuivit sa route, et les deux amis franchirent le petit jardin qui précédait la maison de la belle Lucie.

Le trappeur marchait en avant. Lorsqu’il mit le pied sur le perron de pierre, la porte s’ouvrit brusquement, et dans la clarté que projetait l’éclairage de l’intérieur, il reconnut la jeune femme à qui il avait vendu ses pelleteries. Oui, c’était Lucie qui, comme on le sait, partait pour aller prêter main-forte, si besoin, aux deux brave qu’elle avait embauchés pour tuer Flandrin Pinchot.

En voyant sortir de l’obscurité ces deux hommes, elle eut un mouvement de recul et instinctivement elle porta sa main à la dague cachée dans son corsage.

Mais de suite elle reconnut le trappeur. Tout de même elle parut demeurer défiante et sur ses gardes en disant :

— Ah ! ah ! c’est toi ? Que me veux-tu ?

— Ah ! ah ! imita le trappeur toujours avec son sourire benêt… Madame reconnaît trappeur qui a vendu trente peaux de castors et…

— Oui, oui, je te reconnais, fit la jeune femme avec impatience et sans lâcher la poignée de sa dague qu’elle n’avait pas encore tirée de son corsage. Que me veux-tu ? Vite, je suis pressée !

— Madame, je veux les ravoir et remettre l’argent des douze carafons.

— Si tu n’es pas fou, mon ami, tu es soûl, c’est certain. Allons ! va-t’en ! Quand tu auras d’autres pelleteries, tu reviendras. Va-t’en !

— Non ! non ! Madame, je veux mes pelleteries.

Le trappeur prononçait ces paroles d’une voix larmoyante.

Brimbalon, à la vue de cette jeune femme dont le regard étincelait d’audace et d’énergie, s’était prudemment reculé dans l’ombre.

Plus impatientée que jamais Lucie répliqua sur un ton péremptoire :

— Tes pelleteries, tu me les as vendues et je te les ai payées largement. Donc le marché est fait et fini. Va-t’en !

Le trappeur s’obstina :

— Je veux mes pelleteries…

— Arrière ! cria la jeune femme.

— Non… je veux mes pelleteries…

— Tout à coup la jeune femme tira sa dague, bondit sur le trappeur pris à l’improviste et lui planta l’arme trois fois dans la poitrine. Le trappeur fit entendre un sourd gémissement et s’affaissa sur l’herbe nouvelle du jardin. Puis la jeune femme referma sa porte, descendit le perron de pierre, enjamba le corps du trappeur et prit sa course vers la rue.

Un instant le père Brimballon demeura tout stupéfié. Puis, saisi de peur, il murmura :

— Oh ! oh ! je n’aime pas ce jeu-là, moi… je décampe !

Et il prit ses jambes.

Il n’avait pas fait dix pas dans la rue, qu’il s’arrêta brusquement en laissant retentir une exclamation de stupeur ou d’inquiétude. Là-bas, du côté de son logis et au-dessus des toits, s’élevait une lueur rouge qui avait tout l’air d’une lueur d’incendie.

— Oh ! fit-il non sans une certaine angoisse, si c’était ma baraque qui brûle !…

À ce moment il vit une autre clarté paraître derrière lui. Il se retourna et reconnut que c’était la lumière d’une lanterne. La minute d’après il vit paraître Louison Pinchot qui courait. L’adolescent put en même temps reconnaître le mendiant.

— Ah ! père Brimbalon, je ne me rends pas au Château. Je reviens sur mes pas. Voyez là-bas cette lueur rougeâtre… si c’était notre maison qui brûle !…

Il était inquiet et essoufflé.

— Mon garçon, répliqua le mendiant, je venais de me demander la même chose : si c’était ma cambuse qui brûle !

Déjà Louison avait repris sa course. Le mendiant partit derrière lui. On percevait déjà de sourdes rumeurs dans l’espace… la ville était tout à coup mise en émoi.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce n’était pas la cabane de Brimbalon qui brûlait ni la maisonnette de Flandrin Pinchot, c’était la bicoque de Mathurin le Bourreau. Et Mathurin, à ce moment, était en train de préparer, à la potence de la rue Sault-au-Matelot, sa deuxième pendaison.

Ce n’étaient ni Brimbalon ni Louison Pinchot