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L’ÉCHAFAUD SANGLANT

cour du roi. Seulement, faut avouer que ces gens ont des soupçons, et c’est avec ces soupçons précisément que ces hauts personnages de Québec et de Ville-Marie travaillent pour obtenir le renvoi de Monsieur le Comte en France. Sais-tu une chose, mon vieux, après tout ça ? Oui, sais-tu que si ces grands personnages savaient, avec toutes les preuves nécessaires, que Monsieur le Gouverneur exerce un commerce illégal… oui, sais-tu que Monsieur le Gouverneur ne ferait pas vieux os en Nouvelle-France ? Eh bien ! voilà justement où se trouve notre ficelle à nous, pour peu, naturellement, que tu aies de la moelle, car moi j’en ai.

— Veux savoir ton idée… dit le trappeur en lampant une rasade.

— Une chose d’abord : la princesse dont tu m’as parlé t’a volé, et si elle t’a volé, tu as droit de réclamer, c’est-à-dire de te rattraper en reprenant ton bien ou, si tu aimes mieux, ta marchandise. Si tu reprends ta marchandise, moi je te l’achète comme ça : pour les castors, trois livres pièce, pour les martres, une livre et pour les renards noirs, une livre et demie, ce qui te fera cent quatorze livres… une petite fortune, quoi !

— Faudrait aller chez ma princesse ?

— Justement, et défaire ton marché. Je vais t’accompagner et t’aiderai à arranger la chose. Seulement, tu ne sais pas son nom, mais tu sais qu’elle demeure sur la rue du Palais ?

— Oui, rue du Palais.

— Tu connais la maison aussi ?

— Oui.

— En ce cas, il faut y aller cette nuit, car demain il pourrait être trop tard et elle aura pu négocier tes pelleteries avec Monsieur le Comte.

— Allons, consentit le trappeur.

— Attends. J’ai dit que nous avions une petite fortune à gagner, et voici comment. Avec tes pelleteries, moi je vais aller voir Monsieur le Gouverneur, ou plutôt deux de ses agents, Zéphir et Polyte Savoyard, deux belles canailles. Mais je me garderai bien de traiter avec eux, je dirai seulement que j’ai des pelleteries à offrir à Son Excellence. Alors, je serai introduit près de Monsieur le Comte, et sachant que Monsieur le Comte ne me donnera pas mon prix, je dirai : « Votre Excellence, je dois vous dire avec chagrin que je vais aller offrir mes peaux à Monseigneur l’évêque, et Monseigneur, lui, m’en paiera leur valeur. Plus que cela, Monseigneur me donnera de quoi vivre tranquille le reste de mes jours, si je dis à Monseigneur que Monsieur le Comte fait avec les Sauvages un commerce illicite. » Voilà donc ce que je dirai. Si je ne me trompe pas, Son Excellence va prendre mes pelleteries à mon prix, c’est-à-dire cinquante mille livres, c’est-à-dire encore vingt-cinq mille livres pour moi et autant pour toi. Voyons ! que dis-tu de ça ?

— Si Excellence refuse…

— Tant pis alors. J’irai voir Monseigneur qui me donnera cinquante mille livres de mes peaux rien que pour incriminer Monsieur de Frontenac.

— Si Monseigneur refuse…

— Mais il ne refusera pas, il ne peut pas refuser. Tout de même, mettons qu’il refuse, il me reste mieux que tout cela. Nous nous rendrons à Ville-Marie, et je te jure bien que le sieur Perrot, lui, me donnera pour mes peaux tout ce que je voudrai, rien que pour gagner sa partie contre Monsieur de Frontenac. Eh bien ! vois-tu l’affaire aussi clairement que je la vois ?

— Claire comme le soleil. Oui, allons voir Princesse et reprendre pelleteries.

Le marché était conclu. Mais avant de partir, les deux amis jugèrent convenable d’avaler chacun une nouvelle et forte rasade, ce qui, pensaient-ils, leur donnerait un peu plus de cran. À cet instant, sur une ruelle avoisinante, une voix d’homme chantait à tue-tête :

C’est le métier :
On pend le jour, on pend la nuit,
Pour notre roi justicier,
C’est le métier.
Pendu, pendant, pendor, pendi !

— Tiens ! fit Brimbalon avec quelque surprise, c’est Mathurin le Bourreau. Qui, diable, va-t-il pendre encore ?

— Partons ! on verra… dit le trappeur.

— Partons…

Les deux hommes quittèrent la masure.

Quand ils furent sur la rue Sault-au-Matelot, ils virent aller devant eux un homme muni d’une lanterne, avec une échelle à l’épaule, une corde et une poulie.

— Tiens ! tiens ! fit le père Brimbalon en se tapant le front, j’y suis. Mon vieux, tu peux pas t’imaginer la chose. Figure-toi que son pendu, par je ne sais quel tour de force, s’est dépendu ; et maintenant, tu le vois, il s’en va le rependre. Eh bien ! tant pis pour le malandrin, il avait beau se défiger les pattes ! Quant à nous, ma vieille trappe, filons à la rue du Palais.

Mathurin le Bourreau, toujours chantant, poursuivait son chemin vers le gibet.


XIII

LA NUIT DRAMATIQUE.


Le mendiant et son compagnon marchaient silencieusement et avec précaution dans les ténèbres et sous la pluie qui s’était remise à tomber. Ils approchaient la Place des Magasins du Roi, ou, comme on l’appelait encore à cette époque, le Marché du Palais, lorsqu’ils virent devant eux l’obscurité trouée brusquement par la lueur d’un falot.

— Holà, cria le père Brimbalon en s’arrêtant.

Le falot trembla, puis s’approcha. Dans la clarté diffuse qu’il répandait les deux hommes purent distinguer une petite silhouette humaine, laquelle semblait approcher avec une certaine timidité ou crainte. Puis la main inconnue éleva la lanterne et la lumière éclaira assez nettement la figure du mendiant. Aussitôt une jeune voix claironnante disait avec un accent de surprise très marqué :

— Tiens ! c’est le père Brimbalon !…

Celui-ci ne demeurait pas moins surpris et disait :

— Ah ! bien, par exemple, contez-moi ça cette histoire-là ! Est-ce que je ne reconnais pas le petit Louison ? Eh oui, le petit Louison Pinchot !