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L’ÉCHAFAUD SANGLANT

ce, et en faisant le compte tu perds vingt-neuf écus. Tu vois et tu comprends ?…

— Non… comprends pas.

— C’est pourtant clair comme le soleil. Tu dis que la princesse te donne douze carafons pour tout ton lot de pelleteries, et douze carafons peuvent revenir à cinq livres à peu près, elle te paye donc ta marchandise un écu tout juste. Elle, ensuite, s’en va à Son Excellence et rien que pour les peaux de castors elle attrape un écu pièce, ce qui fait trente écus, ou bien je ne sais plus calculer. Mais ce n’est pas tout : voici Son Excellence qui expédie la marchandise en France à un individu qui la lui paye deux écus pièces, et peut-être trois écus… et, tout cela, sans compter les martres et les renards.

Le trappeur garda le silence. On aurait pu remarquer que les paroles du mendiant le faisait réfléchir.

Le vieux Brimbalon reprit, mais en baissant la voix, cette fois, et en prenant un air confidentiel :

— Écoute bien, mon vieux trappeur, j’ai quelque chose à te proposer… une toute petite affaire qui nous rapporterait à chacun une petite fortune.

Cette fois le trappeur parut intéressé et il regarda attentivement son interlocuteur.

— Je vais te confier une petite histoire que tout le monde ne sait pas, poursuivit le mendiant, mais que je sais bien, moi. Tu vas voir. Une chose, cependant, que tu n’ignores pas, comme tout le monde, c’est que Monsieur de Frontenac est dans ce pays le maître, tout comme le roi est maître en France. Oui, mais il y a des gens qui prétendent avoir dans le pays autant d’autorité et autant de droits que Son Excellence : il y a, par exemple, Monseigneur l’évêque, que le bon Dieu bénisse et nous conserve pour de longues années ; il y a aussi Monseigneur l’Intendant-royal qui, en sourdine, pousse Monseigneur qu’il feint d’appuyer, et s’il feint d’appuyer Monseigneur c’est pour s’en faire un marche-pied et arriver à supplanter Son Excellence dans son autorité et ses pouvoirs. Et il y en a d’autres de moindre importance, d’autres qui ne désirent pas empiéter précisément sur les droits et pouvoirs de Monsieur le gouverneur, mais qui veulent préséance au Conseil sur Monseigneur l’évêque et Monsieur l’intendant. Et parmi ceux-là, il y a Monsieur le Procureur-royal, il y a Monsieur de Tilly, il y a Monsieur de La Salle, et d’autres encore. Mais tous ces gens ne comptent guère, parce qu’il y a hors de Québec des puissances qui semblent ne le céder en rien à celles, par exemple, de Monseigneur l’évêque et de Monsieur l’Intendant. Ces puissances habitent Ville-Marie et les deux premières sont Son Excellence le sieur Perrot et Monsieur l’abbé de Fénelon. Or, les puissances de Ville-Marie et celles de Québec se sont alliées pour faire la guerre à Monsieur de Frontenac. Si, maintenant, Monseigneur et l’Intendant sont des ennemis de Monsieur de Frontenac, que Dieu protège et nous conserve de longues années, il a à Ville-Marie de pires ennemis encore et de plus implacables. Et je les ai nommés : ce sont le sieur François Perrot, gouverneur de Ville-Marie, qui n’entend recevoir d’ordres que du roi, et Monsieur de Fénelon qui, j’imagine, n’entend recevoir d’ordres de personne, pas même du roi. Or, tous ces gens n’ont de cesse que Monsieur le Comte soit rappelé en France, tous ces gentilshommes, hauts bourgeois, grands abbés et prélats passent une bonne partie de leur temps à écrire au ministre du roi, Monsieur de Colbert, histoire de casser des pierres sur la tête de Monsieur le Comte. Ils prétendent que Monsieur le Comte ne remplit pas les devoirs de sa charge, qu’il outrepasse ses pouvoirs et qu’il tyrannise tout le monde pour l’unique plaisir de démontrer qu’ici, en Nouvelle-France, il est aussi grand et aussi fort que Sa Haute et Grandissime Majesté de France.

— Voilà, interrompit le trappeur émerveillé, histoire remarquable !

— Peuh ! reprit Brimbalon, ce n’est que le commencement. Écoute, tu vas voir. Je t’ai dit ce qu’on reproche à ce bon et brave Monsieur de Frontenac, mais il y a un autre reproche qu’on lui fait et qui est bien plus grave : on lui reproche près le roi d’encourager la traite de l’eau-de-vie avec les Sauvages au préjudice des édits défendant un tel trafic et au préjudice aussi des lois de chasse.

— Ah ! ah ! s’écria le trappeur en frappant la table de son poing, pas bonnes, pas bonnes lois de chasse castors. Trois mois par année pour les blancs, mais pour les Sauvages tout le temps que fourrure est bonne.

— Oui, oui, je sais tout cela, c’est-à-dire que toi, trappeur blanc et de métier, tu n’as que du 15 janvier au 15 avril pour trapper le castor, tandis que les Sauvages, eux, peuvent trapper du mois de novembre au 15 de mai. Vous autres, trois mois ; eux, six mois, n’est-ce pas ? Oui, mais tout cela n’est pas de la faute à Monsieur le Comte qui veut encourager le commerce et veut que chacun gagne sa vie le mieux possible, et c’est pourquoi il laisse bien des trappeurs chasser le castor aussi longtemps que la fourrure est de bonne valeur. Il y a mieux que cela encore : le Conseil et Monsieur de Frontenac en tête ont dit qu’il est défendu de vendre de l’eau-de-vie aux Sauvages qui habitent les bois ; mais lui, Monsieur le Comte, permet à ses gens de vendre de l’eau-de-vie aux Sauvages dans les bois, pourvu que les Sauvages lui conservent leurs pelleteries. Voyons, là ! acheva le mendiant en ricanant, comprends-tu l’histoire ?

— Oui, comprends que c’est peut-être vrai…

— Sans doute que c’est vrai, et ce qui est non moins vrai c’est que Monseigneur l’évêque ignore les sournoiseries de Monsieur le Comte. Or, si on disait à Monseigneur l’évêque le genre de trafic que fait Son Excellence, n’est-ce pas que ce serait drôle ?

— Oui, drôle… drôle…

— Écoute encore. Donc Monseigneur et Monsieur l’Intendant ne connaissent rien de l’affaire, et j’ajoute que Monsieur de Fénelon et le sieur Perrot n’en savent rien non plus. On pourrait peut-être penser, à la rigueur, qu’ils soupçonnent la chose, mais c’est tout. Car, une chose sûre et certaine, ils savent très bien que Monsieur le Comte n’est pas riche, et ils doivent se demander où il peut bien prendre les écus pour tenir sa femme à faire la grande dame à la