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L’ÉCHAFAUD SANGLANT

n’est pas ma faute, tu avais beau être prudent ! Vois encore, Flandrin, tu oublies que tu as depuis longtemps dépassé l’heure de rentrer auprès de ta bonne moitié !

La jeune femme souriait avec une certaine ironie en prononçant ces dernières paroles.

Un nouveau souffle de colère agita la haute charpente de Flandrin.

— Voyons, Lucie, fit-il sourdement et en cherchant à se maîtriser, ne raille pas et surtout ne va pas m’exaspérer tout à fait. Laisse la Chouette où elle est, rien ne la concerne ici. Et laisse-moi revenir à ces affaires dont tu parles. Vraiment, tu me causes la plus grande surprise. Quelles affaires as-tu ? Quand on s’aime, s’il est vrai que tu m’aimes comme je t’aime, est-ce qu’on ne se dit pas les affaires qu’on a ?

— C’est possible. Mais toi, d’abord, dis-tu tes affaires à ta femme ?

— Je t’ai dit que ma femme n’a rien à voir en ce qui nous concerne ; veux-tu donc que, moi aussi, je me fâche pour tout de bon ?

— Non ! Non !… Tiens ! mon pauvre Flandrin, je commence à penser que tu te détraques. Parlons en amis, veux-tu ? Tu ne peux pas penser que tu m’as emmenée en cette maison pour que j’y vive comme une captive ? Voulais-tu me séquestrer ? Non… car alors je ne t’aimerais plus !

— Tu ne m’aimerais plus, dis-tu ? Quoi ! vas-tu me faire croire que tu m’aimes encore ?

La jeune femme, doucement souriante, se leva et alla s’asseoir sur un divan.

— Voyons ! grand fainéant, viens ici ! dit-elle sur un ton caressant. Viens, que je te dise, une fois encore, que je t’aime… viens, que je te le répète pour la millième fois !

Flandrin alla vers elle, mais défiant, la scrutant d’un regard aigu, cherchant encore à démêler sur le beau et doux visage la sincérité de la duperie. Mais elle avait déjà reconquis toute sa physionomie accoutumée, celle que Flandrin lui avait toujours vue. À ses lèvres rouges demeurait ce sourire séducteur qui avait, six mois auparavant, jeté la folie dans le cœur de Flandrin. Ses beaux yeux noirs et lumineux caressaient et fascinaient toujours comme avant. Ah ! oui, les beaux yeux noirs… Flandrin les avait tant baisés ! Et lui, maintenant encore, se laissait prendre aux charmes de cette fée. Ah ! c’est qu’il l’aimait tellement… il était impossible d’aimer plus et davantage ! Déjà il regrettait son emportement, il s’en voulait d’avoir risqué par des paroles grossières et imprudentes de perdre ce trésor d’amour et de beauté. Il reconnaissait qu’il ne pouvait faire une captive de cette fleur qui demandait, pour vivre longtemps et toujours belle, du ciel bleu et du soleil. Seulement restait encore une chose qui tracassait l’esprit de Flandrin : les affaires qu’elle avouait traiter. Oui, mais quelles affaires encore ? Des affaires… d’amour ou d’argent ?

Flandrin se remémora soudain le colloque qu’il avait surpris, ce soir-là, entre le père Brimbalon et un quelconque trappeur qui avait vendu des pelleteries à une princesse blonde…

Si notre ami Flandrin n’était pas très développé d’esprit, il faut dire qu’il n’était pas non plus un imbécile, et il crut deviner que son amante faisait, pour le compte de Monsieur de Frontenac et à titre d’agent intermédiaire, la traite des pelleteries. Au fait, Flandrin n’avait-il pas entendu dire que le gouverneur avait à ses gages pour conduire ce négoce non seulement des hommes, mais aussi des femmes ; et de préférence il employait des jeunes femmes jolies et séduisantes ? Car ces jeunes femmes possédaient le tour de charmer les trappeurs canadiens et de leur soutirer à fort bon marché les pelleteries de la plus belle valeur. Ces femmes aux gages de M. de Frontenac, ainsi que croyait l’avoir entendu dire Flandrin, faisaient affaires particulièrement avec les trappeurs de race blanche ; tandis que les agents masculins traitaient avec les Sauvages. Bref, Flandrin avait trouvé le secret de son amante. Oui, mais à ce métier elle devait sûrement gagner de l’argent ? Que faisait-elle de cet argent ? Flandrin ne voulut poser aucune question, mais à l’avenir il se promettait de la surveiller de près autant que possible dans le but de tirer toute la vérité du mystère.

Pour le moment il consentit à s’abandonner une fois encore aux plaisirs de l’amour… amour platonique, comme il pensait, mais qui, tout de même, valait mieux que rien ! Flandrin trouva, ou pensa trouver cette nuit-là, son amante plus gaie, plus rieuse et surtout plus amoureuse qu’il ne l’avait connue avant. Il retomba dans la même folle griserie, au point qu’il lui en coûta de prendre congé lorsque la pendule annonça quatre heures.

N’importe ! il se leva et s’apprêta à partir. Elle se jeta à son cou et l’embrassa longuement tout en laissant flotter sur ses traits un voile de tristesse.

— Mon bon Flandrin, murmura-t-elle d’une voix défaillante, tu emportes encore mon cœur tout entier !

Pauvre Flandrin… il eut envie de pleurer !

Il s’en alla brusquement. Oui, il avait peur de pleurer…

Mais Flandrin n’avait probablement pas fait trois pas dans la nuit, que la physionomie de la jeune femme se transforma subitement. Ses traits se crispèrent, ses yeux étincelèrent étrangement, tout son corps frémit et, d’un pas rude, elle marcha à une porte qu’elle ouvrit avec violence. Là, elle jeta ces mots d’une voix impérative et dure :

— À l’ordre, vous autres… et vite !

Or, cette porte ouvrait sur une petite salle où l’on pouvait voir deux hommes attablés devant une carafe d’eau-de-vie et des cartes. Silencieux, ils buvaient et jouaient ; et ces deux hommes n’étaient autres que les deux individus qui s’intitulaient duc et marquis.

À cet ordre de la jeune femme, les deux hommes se levèrent hâtivement, prirent leurs feutres et capes et s’avancèrent respectueusement, mais non, toutefois, sans chanceler quelque peu sur leurs jambes.

La jeune femme les fit entrer dans le salon et reprit de sa même voix dure et impérative :

— Toi, Zéphir, et toi, Polyte, vous m’êtes dévoués jusqu’à la mort, et, par surcroît, vous avez instructions de Son Excellence d’obéir à