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L’ÉCHAFAUD SANGLANT

qu’elle fût bonne. Mais Flandrin avait beau scruter cette physionomie sereine et souriante, il ne découvrait rien… rien de ce qu’il voulait découvrir. Il n’aboutissait qu’à ceci : cette jeune femme, cette nuit-là, lui paraissait plus belle et plus séduisante que jamais. Il n’arrivait qu’à ressentir pour cette exquise créature les désirs les plus fous et les plus violents à la fois. Et elle, coquette, sachant que trop ce qui se passait dans le cœur meurtri de Flandrin, s’essayait davantage à séduire rien que par l’expression de son visage et les mouvements de son corps. Car elle ne parlait pas… elle ne regardait pas Flandrin… elle attisait simplement le feu, offrant au regard toujours grisé de Flandrin le plus beau des profils féminins.

Sa tête, à elle seule, était une splendeur… une tête d’or hautement coiffée et parée de quelques pierres précieuses, habilement posées çà et là, qui scintillaient comme des rayons d’astres. Flandrin avait depuis longtemps reconnu que cette jeune femme était la plus belle des blondes entre les blondes. Son visage ovale, fardé et poudré, exprimait la candeur et la grâce. Selon la mode du temps, elle portait à sa tempe gauche « la délicieuse petite mouche » que les galants de l’époque paraissaient exiger chez la femme de la belle société. Flandrin aimait cette petite mouche tout autant que de le reste de cette splendide créature. Enfin, elle possédait le goût et l’art du vêtement, et, ce soir-là, sa robe de velours bleu ornée de dentelles les plus fines couvrait les contours les mieux taillés.

Oh ! comme Flandrin souffrait en songeant que cette belle créature pût appartenir à un autre qu’à lui-même ! Il ne la voulait que pour lui seul, et il se disait qu’il avait un droit indéniable à sa possession et à son amour. Quoi ! ne l’avait-il pas arrachée aux mains d’un rustre ? Ne lui avait-il pas donné le gite ? N’avait-il pas pourvu à sa subsistance ? N’avait-il pas payé les notes du drapier et celles de la couturière ?…

La jeune femme prit plusieurs minutes à raviver le feu de la cheminée. Puis, toujours souriante, elle détacha l’écharpe de soie rouge tombée sur ses épaules, et la jeta sur un fauteuil dans lequel elle s’assit elle-même. D’un geste elle invita Flandrin à en faire autant sur un fauteuil voisin.

Flandrin, bras croisés et les sourcils rapprochés, branla la tête en signe négatif et ne dit mot.

— Non ? fit la jeune femme avec une moue indifférente assez marquée. Alors, qu’as-tu à me dire de si grave et de si pressant ?

Flandrin saisit clairement la moue indifférente et l’air ennuyé de la jeune femme. Il crut même remarquer qu’il y avait chez elle une froideur qu’il ne lui avait jamais vue auparavant. Il ne put réprimer sa violence, et sa colère activée par une sauvage jalousie éclata.

— Ah ! coquine… cria-t-il en esquissant un geste terrible. Coquine… tu as mis de côté, à la fin, le masque de la comédie !

— Ah ! ça, Flandrin Pinchot, fit la jeune femme avec un sourire moqueur, sors-tu d’un mauvais rêve ? Mais non… je pense plutôt que tu m’espionnes… oui, tu m’espionnes ! Voyez-vous ça ?

Flandrin fit entendre un rire amer et lourd.

— T’espionner ? répliqua-t-il avec un haussement d’épaules dédaigneux. Allons donc, pour qui me prends-tu ? Puis dis-moi, est-ce ma faute si tu te permets de recevoir tes amants à mon nez ? Et des amants qui, plus chanceux que moi, te promènent en berline ? Hélas ! que veux-tu, je suis pauvre, et pour toi j’ai dû puiser dans mes petites économies. Et quitte à priver ma femme et mes enfants de pain, je t’ai logée et nourrie durant six mois. Et je t’ai acheté des robes et des manteaux… J’étais content, puisque tu m’affirmais que tu m’aimais, que tu me serais reconnaissante à jamais, et tu me grisais de baisers et de paroles d’amour !

— N’est-ce pas ce que tu voulais… des baisers et des…

— Oui, interrompit Flandrin, mais je voulais plus, puisque je t’aimais plus que tu ne pouvais m’aimer… mais toujours tu me rebutais en disant : plus tard, mon bon Flandrin ! Qu’est-ce que cela voulait dire, à la fin ?

— Ah ! ah ! se mit à rire la jeune femme avec ingénuité, nous y voilà ! Eh bien ! Pinchot, tu t’es trompé en croyant que j’allais me donner tout entière à toi… Tu te trompes en pensant — car tu le penses, Flandrin, — que je suis femme à me donner au premier venu ! Tu m’outrages, Flandrin, en osant croire que je suis une ribaude ! Eh bien ! non, Flandrin, je suis femme et femme honnête et pure ! Ni toi, ni personne ne touchera à mon corps qu’en juste légitimité ! Comprends-tu ? Je t’ai aimé comme un frère, comme un ami, et je continue à t’aimer ainsi ! Crois-tu — et souviens-toi que tu viens de m’appeler « Coquine » ! — oui, penses-tu que je suis assez coquine pour prendre à ta femme ce qui lui appartient ? Non ! Non ! Flandrin. Sois mon époux, je serai ta femme… pas autrement !

— Ma femme !… ricana sourdement Flandrin. Folle ! Tu sais bien que c’est impossible ? Pourquoi dis-tu ça ?

— Pour te prouver, Flandrin, que je serai tout entière à un homme le jour seulement où cet homme m’aura épousée légitimement ! Comprends-tu encore, Flandrin Pinchot ?

— Oui, Lucie, je comprends que j’ai été fou ! Car tu me trompes ! Oui, j’ai été fou de croire à tout cet amour que tu m’offrais et qu’aujourd’hui tu partages avec un autre ! Pourquoi m’avoir ainsi trompé ? Est-ce qu’une femme honnête, comme tu te dis, sort ainsi de sa maison en pleine nuit et accompagnée d’individus louches ?

— Ainsi donc, riposta plus sèchement la jeune femme que l’indignation commençait à soulever, parce que des affaires, que tu dois ignorer pour un temps, m’entraînent hors de cette maison, tu t’imagines que j’ai d’autres amants et que je ne t’aime pas ? Voyons, tu es fou, comme tu dis, Flandrin, et décidément j’ai bien l’envie de me fâcher pour tout de bon. Ah ! à propos… veux-tu me dire que la Chouette, par hasard, aurait surpris tes manèges et qu’elle t’aurait tourné le dos ? Est-ce ce qui fait éclater ton injuste colère à mon égard ? Eh bien ! ce