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L’ÉCHAFAUD SANGLANT

fait penser à ma poulie que j’avais oubliée… Oui, si je n’y avais pas pensé à ma poulie, tu aurais peut-être fini par décamper, c’est certain. C’est pourquoi je suis si content et c’est pourquoi je me trempe un peu les tripes de cette excellente boisson ; car, vois-tu, en supposant que tu aurais pu t’esquiver du gibet, demain matin, lorsqu’on aurait appris que mon pendu s’était décroché et envolé on ne sait où, Monsieur le Gouverneur et son Conseil m’auraient bel et bien admonesté. Et, pour comble d’infortune, je me serais vu obligé de remettre mes vingt-cinq livres, et sans savoir encore si je n’aurais pas perdu ma place. Ah ! mais ça, mon garçon, tu ne me diras donc pas quel est le cafard qui a coupé ta corde ?

Il ricana longuement pour ajouter ensuite :

— C’est égal, et sois muet tant que tu voudras, cette fois je te garantis une corde qui te durera jusqu’à la fin de tes jours.

Et joyeusement il reprit :

C’est un métier comme un autre
Tisser une corde et boire un coup…

Maître Jean s’en allait déjà et marchait à grands pas dans la direction du logis de Flandrin Pinchot tout en se disant :

— Il faut que je voie Flandrin et qu’il m’aide à reprendre et rependre mon pendu. J’ai là, il me semble, un droit égal à celui de Mathurin. Il n’y perdra rien, ni sa place ni ses vingt-cinq livres, puisque demain matin son pendu dépendu aura été rependu !

Maître Jean se mit à rire doucement et continua sa route.


X

LES DÉCEPTIONS DE MAÎTRE JEAN.


Maître Jean, comme on l’a vu, avait trouvé la femme de Flandrin seule. De suite il avait remarqué que les yeux de la Chouette étaient rougis et légèrement humides, et, sans en deviner et moins encore en demander la cause, il pensa qu’elle avait pleuré.

Elle demeurait fort surprise de voir paraître le vieillard à pareille heure.

— Qu’est-ce que vous cherchez donc par cette nuit qu’il fait ? demanda-t-elle.

— C’est ton mari que je cherche. Je désire lui demander un service. Il est donc absent ?

— Oui… une corvée supplémentaire au Château qu’il m’a dit.

— Pour toute la nuit ?

— Non, pour une couple d’heures. Si vous voulez vous asseoir et l’attendre, il sera de retour vers les quatre heures.

— Vers les quatre heures… J’aimerais mieux le voir de suite, j’ai besoin de lui à l’instant.

— Si vous alliez au Château…

— Ah ! bien non. Il ne fait plus bon pour moi par là, se mit à rire doucement Maître Jean en se remémorant sa mésaventure du matin. Je reviendrai, Chouette, je reviendrai peut-être.

— Mais vous ne repartez pas comme ça… vous êtes tout trempé par la pluie ?

Non… il n’y a de trempé que mon manteau. Demain, je le ferai sécher. Bonne nuit, Chouette… je reviendrai peut-être.

Très intrigué par cette absence de Pinchot, le vieillard s’en alla, pensant :

— Quelle corvée, je me demande, peut-il bien avoir au Château ? Est-ce que Lemaillou se serait absenté de son poste par hasard ?

Et Maître Jean se demandait encore, perplexe :

— Diable ! diable ! comment, seul que je suis, vais-je reprendre à Mathurin mon pendu que j’ai dépendu ? Voyons ! il faut que je trouve un moyen…

Toujours pensif et méditant, il reprenait le chemin de l’impasse où il arriva au bout de cinq minutes de marche rapide. Mathurin chantait toujours, et cette fois Maître Jean entendit ce couplet :


On file chanvre d’abord,
Puis on l’étire et l’allonge.
On le croise, tord, et retord,
Puis on l’humecte et l’éponge,
On le tape pas trop fort.


Maître Jean approchait sans bruit du volet clos, lorsque soudain ses yeux crurent voir une silhouette humaine qui, sans bruit également, quittait l’unique fenêtre de la cambuse et s’éloignait. Le vieillard n’eut que le temps de se coller au mur d’une baraque voisine pour y demeurer immobile. La silhouette humaine passa à deux pas de lui. Puis, l’instant d’après, cet homme inconnu prenait par la gauche la ruelle qui allait aboutir à la rue Sault-au-Matelot.

— Voyons ! se dit Maître Jean, ai-je eu la berlue ! Est-ce que cet homme de haute taille ne serait pas Flandrin ? Ma foi, autant que j’ai pu voir dans ces ténèbres, j’ai reconnu sa taille et sa démarche. Je veux m’en assurer. J’ai le temps d’ailleurs : Mathurin tisse toujours et il en aura bien pour une autre heure à tisser et à chanter.

Il partit aussitôt sur les pas de l’inconnu. Il ne le voyait pas, mais lorsque le vent tombait un peu, il pouvait entendre le bruit de ses pas dans les flaques d’eau de la chaussée. On ne voyait plus nulle part aucune lumière. Les cabarets et tavernes étaient clos et leurs volets fermés aux devantures. La nuit était maintenant d’un noir d’encre, et pour diriger ses pas par les rues de la ville il fallait avoir de bons yeux ou connaître parfaitement sa voie.

Maître Jean avait à nouveau perdu son sourire. Depuis un moment et sans savoir pourquoi il avait comme le sentiment qu’un drame terrible, dont il allait être spectateur ou acteur, se déroulerait là quelque part dans ces ténébreuses ruelles qui lui paraissaient comme les immenses vertèbres de quelque monstre énorme.

— Oui, se disait-il non sans une certaine appréhension et tout en suivant à une faible distance son inconnu ; oui, j’ai ce pressentiment bizarre que cette nuit sera une nuit terrible. Mais tout à coup l’inconnu tourna sur sa gauche et parut prendre la direction de la haute-ville.

— Voyons ! se dit Maître Jean, si cet homme est Flandrin, s’en va-t-il au Château ? Et serait-il vrai qu’il eût là quelque nocturne corvée ? Je serais bien curieux de savoir de quelle nature peut être cette corvée supplémentaire !

L’homme inconnu, en effet, gagnait la haute-