Page:Féron - L'échafaud sanglant, 1929.djvu/33

Cette page a été validée par deux contributeurs.
31
L’ÉCHAFAUD SANGLANT

ne serais pas étonné qu’il fût dans quelque coin malfamé de la basse-ville, car, par crainte de se retrouver nez à nez avec le guet, il se sera bien gardé de monter en la haute-ville. Voyons ! où pourrait-il bien être ?… La basse-ville est pleine de tavernes interlopes et de tripots, et il est bien possible qu’il soit en train de boire en l’un de ces bouges…

Et comme si Maître Jean eût décidé de visiter tavernes et tripots, il reprit la rue Sault-au-Matelot et suivit le chemin qu’il avait pris le matin pour se rendre chez Flandrin Pinchot. À moins de connaître ces maisons clandestines, il n’était pas facile de les localiser. Il n’y avait de lumières que dans les cabarets autorisés. Les autres, crainte de recevoir la visite du guet ou d’attirer seulement son attention, tenaient leurs volets soigneusement clos et évitaient que les bruits de l’intérieur ne fussent entendus du dehors.

Maître Jean se disait encore :

— Je connais deux bouges où boivent, mangent et croupissent les malandrins et voleurs, deux bouges qui voisinent avec l’impasse de Mathurin le Bourreau… si j’allais par là ? Mon homme a dû chercher refuge dans l’un de ces taudis.

Effectivement le vieillard dirigeait ses pas vers l’impasse de Mathurin. Là, son attention fut aussitôt attirée par une voix d’homme qui chantait joyeusement. Si Maître Jean ne pouvait, de là où il était, saisir les paroles, il pouvait parfaitement reconnaître la voix de Mathurin le Bourreau.

— Tiens ! fit le vieillard en retrouvant son sourire, voilà Mathurin en train de fêter le succès de sa besogne ce soir avec les vingt-cinq livres qu’on lui a payées. Je suis certain qu’il est maintenant attablé devant une demi-douzaine de carafons au moins. S’il savait que son pendu de ce soir est dépendu… qu’il a été dépendu par moi et qu’il a pris la clef des champs, ne serait-ce pas drôle ! Je vois d’ici la tête que ferait Mathurin, tout comme je m’imagine la tête que fera demain Son Excellence…

Le vieillard ricana légèrement et poursuivit son chemin. Mais après avoir dépassé l’impasse, il s’arrêta et parut se raviser. Il réfléchit deux ou trois minutes, puis, lentement, revint vers l’impasse dans laquelle il s’engagea à pas de loup, pensant ceci :

— Si Mathurin chante ainsi, c’est pour la raison qu’il a de la compagnie… Je veux voir…

Mais pour voir dans l’intérieur de la baraque de Mathurin il fallait que les volets fussent poussés, à moins de frapper à la porte et de se faire ouvrir. La chance favorisa Maître Jean : le volet à double battant était fermé, il est vrai, mais un filet de lumière filtrait dans l’interstice. Il faut croire que le bourreau ne s’attendait pas à de nocturnes visiteurs cette nuit-là, puisqu’il avait négligé de calfeutrer cette fente contre son habitude. Peut-être aussi, dans sa joie, avait-il commis une simple omission. Maître Jean s’approcha et glissa le rayon de son œil dans la fente. Il n’y pouvait voir beaucoup, mais, chose certaine, il voyait Mathurin le Bourreau, mais non un Mathurin buvant des carafons d’eau-de-vie en joyeuse compagnie… il vit Mathurin seul d’abord, assis sur son escabeau et tissant une corde en chantant. De temps à autre il interrompait sa besogne et son refrain, se penchait et, là, à côté de l’escabeau et posé sur le plancher, il prenait une cruche, l’élevait à ses lèvres et lampait quelques fortes gorgées d’eau-de-vie. Il reprenait aussitôt son travail et sa chanson.

Au moment où Maître Jean s’approchait du volet, Mathurin chantait d’une voix aussi fausse qu’il était possible les couplets suivants :


C’est un métier comme un autre
Tisser la corde et boire un coup ;
On a son feu et son peautre.
On joint sans peine bout à bout
Les mois de l’an à ceux de l’autre.

C’est un métier où l’on dort
Mieux qu’un pendu à la potence.
On a vingt-cinq livres d’or.
L’eau-de-vie et la pitance.
Et oncques nous fait du tort.

Et puis que c’est agréable
De pendre des malandrins :
On hisse le misérable
D’un coup de bras, d’un coup de reins,
À la poutre d’érable.


Maître Jean n’écoutait plus les couplets qui s’étiraient comme une complainte, il voyait autre chose dans la cambuse… il voyait un homme, c’est-à-dire une moitié d’homme dans sa partie inférieure. Il voyait le ventre, les jambes et les pieds… mais des pieds solidement ligotés. Et cet homme était couché sur le plancher et derrière Mathurin qui lui tournait le dos.

— Qui cet homme peut-il être ? se demandait Maître Jean avec la plus vive curiosité.

Il aurait certainement donné plusieurs écus d’or à l’effigie de Sa Majesté pour voir le visage de cet homme.

Mais voici que Mathurin arrêtait encore sa besogne pour prendre une nouvelle lampée. Puis, tandis qu’il reposait la cruche sur le plancher il disait, sans regarder l’homme derrière lui :

— Prends patience, mon gars, ma corde avance ! Tu ne perds rien pour attendre, je te rependrai mieux que la première fois. Et cette fois gare à qui osera venir te dépendre, car j’apporterai au gibet ma cruche, ma hache et mon lit.

Ces paroles furent pour l’ancien boulanger le trait de feu de l’éclair dans la nuit : l’homme qui gisait là sur le plancher de la masure et qu’il n’avait pu voir entièrement ni reconnaître n’était autre que celui-là même qu’il avait dépendu.

Le sourire de Maître Jean s’amplifia.

— Ah ! ah ! se dit-il, je comprends tout à présent. Pendant que je me dirigeais chez le père Brimbalon, Mathurin a dû par hasard ou par nécessité passer par la potence, à moins que le diable ne l’ait inspiré, et là il a de suite vu que son pendu avait été dépendu.

Maître Jean pensait assez juste, puisque de suite Mathurin ajoutait en ricanant :

— C’est bien le bon diable, mon gars, qui m’a