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L’ÉCHAFAUD SANGLANT

paru le négliger, et, contre son habitude, il s’était assez souvent impatienté si le marmot faisait mine de caprice.

— Ah ! oui, quelque chose d’inconnu s’était produit dans la vie de Flandrin, et, femme qu’elle était, la Chouette avait cette intuition particulière à son sexe que son mari n’était plus entièrement à elle.

— Oh ! se répétait-elle en frissonnant d’angoisse, s’il en aimait une autre… s’il en aimait une autre !

Pour elle, c’était chose terrible… c’était une catastrophe. Elle sentait que tout son amour — amour incommensurable pour son époux et maître — sombrait tout à coup dans quelque abime dont elle ne pouvait sonder la profondeur. Jusqu’à ce jour tout son bonheur — et il avait été complet — s’était épanoui dans son amour pour son mari. Puis Louison, l’écolier, avait été le deuxième amour. Plus tard, le petit, qui était venu au jeune ménage, avait constitué le troisième amour. Ce furent trois amours, égaux tous trois et dont aucun d’eux n’aurait pu diminuer et amoindrir la valeur des deux autres. C’étaient trois amours en un seul, trois amours qui, pour la jeune femme, s’étaient édifiés en paradis. Quoi ! est-ce que ce paradis allait maintenant s’effacer pour faire place à un lieu de tourments ? Ce n’était pas possible…

Toutes ces pensées attristèrent tellement la jeune femme qu’elle se sentit mal, et elle voulut, une fois encore, les écarter.

Ne sentant nul besoin de dormir, elle voulut reprendre son tricot avec l’espoir que le travail chasserait les vilaines pensées. Mais, non… impossible ! Son esprit était maintenant la proie facile des noirs et funèbres pressentiments.

Elle abandonna son travail après quelques minutes d’efforts.

— Je vais me coucher, murmura-t-elle, et je vais essayer de dormir en attendant Flandrin.

Elle se dirigea vers le grand lit. Ses yeux, où des larmes abondantes et difficilement retenues se pressaient, se posèrent sur son petit. Elle le considéra un long moment avec cet amour maternel si puissant qu’à la mère il fait souvent accomplir des prodiges, et cette fois quelques larmes roulèrent rapidement le long de ses joues. Et elle murmura, sans peut-être entendre sa propre voix :

— Pauvre petit !… Pauvre petit !…

Ce fut tout. Un hoquet fit barrage dans sa gorge. Elle se pencha sur le petit ange et elle l’embrassa doucement et tendrement. Un sourire se joua sur les lèvres rouges et closes de l’enfant.

Ce sourire fit sourire la Chouette… mais son sourire, à elle, avait une expression de douleur bien difficile à traduire.

Quand elle se redressa avec l’idée de se coucher, son regard, par ricochet, se porta sur Louison. Et la jeune femme, l’ayant considéré avec non moins de tendresse que son propre enfant, elle murmura encore :

— Et toi, pauvre Louison… pauvre enfant sans père ni mère… que deviendras-tu si ton père adoptif vient à te manquer ? Oh ! moi, je sens que je ferais tout pour toi… Mais, pauvre malheureuse que je serai, pourrai-je t’être bonne à quelque chose ?…

Là, incapable de contenir plus longtemps le flot de ses larmes, elle pleura. Elle s’assit sur le bord de son lit et se replongea tout entière dans les chagrinantes et sombres pensées qui la tourmentaient atrocement.

Elle demeura ainsi longtemps, sans savoir que le temps s’écoulait. Puis elle sursauta d’effroi en entendant tout à coup une main frapper dans la porte.

— Qui va là ? cria-t-elle en essuyant ses yeux mouillés.

— Ouvre, Chouette… c’est Maître Jean !

— Hein !… Maître Jean !… fit-elle avec la plus grande surprise.

Elle courut ouvrir.

C’était bien Maître Jean enveloppé d’un manteau tout trempé par la pluie… c’était Maître Jean toujours avec son sourire tranquille.


IX

OÙ MAÎTRE JEAN RETROUVE SON PENDU


Pour expliquer la présence de Maître Jean au domicile de Flandrin Pinchot à cette heure de la nuit, il faut revenir au moment où il avait quitté la cambuse du mendiant Brimbalon. Maître Jean était parti de chez le mendiant avec l’intention, à la vérité, de regagner son domicile de la haute-ville ; mais, chemin faisant, une idée le tourmentait, celle-ci : le vieillard se demandait par quel prodige le malandrin qu’il avait dépendu avait pu s’échapper.

— À moins que le diable s’en soit mêlé, se disait-il, mon homme ne pouvait me laisser ainsi et sans me dire « bonne nuit ». Ses deux mains étaient solidement liées derrière son dos, et Mathurin est habile au jeu des cordes ; par surcroît de prudence, j’avais attaché, non moins solidement, le misérable à un poteau avec ce qui restait de sa corde de pendu… Oui, il faut absolument que le diable s’en soit mêlé !

Le vieillard marchait sans paraître savoir où il allait, car au lieu de reprendre le chemin de son logis, il se dirigeait à nouveau vers la potence. Là, il examina le poteau auquel il avait attaché le malandrin dépendu et se mit à réfléchir. Insensible au vent glacial qui soufflait rudement entre les poutres et les poteaux de la potence et à la pluie plus abondante qui tombait, Maître Jean essayait de démêler le mystère qui enveloppait la disparition de celui qu’il avait dépendu.

Là, le vieillard ne souriait plus, et sa figure d’ordinaire si sereine était devenue sombre. Les traits de son visage s’étaient contractés et une farouche énergie se manifestait dans l’éclair de ses yeux.

Il murmura :

— Il faut que je retrouve le misérable… il faut que je le retrouve, car lui seul pourra me dire ce qu’il a fait de ma fille et ce qu’elle est devenue. Qui sait ? le maudit l’a peut-être tuée ! Ah ! oui, je veux le retrouver et savoir la vérité ; après… eh bien ! après, je le rependrai à cette poutre. S’il a réussi de lui-même à recouvrer sa liberté, il ne saurait être loin encore. Je