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L’ÉCHAFAUD SANGLANT

— J’ai bien pu le croiser… Mais il fait si noir. Comme ça, il ne nous reste plus qu’à nous débarrasser de cet animal ?

— Oui, et j’espère bien que tu as trouvé le moyen de le faire disparaître. Maintenant qu’il a fait pendre l’autre, il nous est tout à fait inutile. Il va même nous devenir encombrant.

— Et tu pourrais ajouter dangereux. Eh bien ! rassure-toi, nous avons trouvé le moyen de le rayer sinon du nombre des vivants, du moins de notre chemin. Nous aurons le concours de Polyte et Zéphir, et je suis certain que l’affaire ne clochera pas. Mais bah ! laissons à demain ces choses. La berline nous attend pour nous conduire au Château où Son Excellence te mande sur l’heure.

— Je m’y attendais, et je suis prête à partir. Aujourd’hui j’ai fait tenir un billet à Son Excellence par Zéphir.

— Alors, tu as ces pelleteries ?

— Oui. Tiens ! dans ce sac…

— Qu’est-ce ?

— Trente peaux de castors, douze de martres et huit de renards noirs.

— Magnifique ! s’écria l’autre. Décidément, Son Excellence sera contente.

La jeune femme souriait avec une sorte de triomphe et vivement jetait sur ses épaules une longue mante de velours noir et sur sa tête une écharpe de soie rouge.

L’instant d’après le visiteur se chargeait du sac, puis elle et lui gagnaient la berline.

Flandrin Pinchot, toujours aux aguets, put facilement reconnaître la belle Lucie à la clarté des fanaux de la voiture. Il la vit monter agilement et s’asseoir sur le siège à l’intérieur. Puis, ce fut l’homme qui parut dans le rayon de lumière décrit par les fanaux. Alors, Flandrin manqua de pousser un cri de surprise.

— Le lieutenant des gardes !… murmura-t-il.

Et Flandrin n’était pas revenu de sa surprise que déjà la berline filait vers la porte de la haute-ville. Mais Flandrin ne demeura pas longtemps figé dans sa stupeur. Grâce aux fanaux qu’elle portait, il put suivre la direction que prenait la voiture. Il courut à en perdre l’haleine, car Flandrin voulait savoir à tout prix où allait cette berline. Aussi, sa stupeur se changea presque en hébétude quand il vit la voiture s’arrêter devant la grande porte cochère du Château. Oui, le Château… Flandrin était là aussi ! Et il put voir Lucie et son compagnon, le sieur Bizard, pénétrer dans la demeure de Monsieur de Frontenac.

Flandrin se sentait entrer, descendre, plonger dans le plus profond des mystères. À son tour il entra dans le Château, et il marchait en titubant, ce qui fit penser à un portier qu’il venait de s’abreuver plus qu’il n’était raisonnable. Et Flandrin descendait aux salles basses en ruminant déjà les plus noirs et les plus sanglants projets de vengeance. Car la jalousie venait de lui mordre cruellement le cœur.

Dans la sourde et terrible colère qui bouillonnait en lui, il murmurait de temps à autre :

— La coquine… la coquine… ai-je été fou un peu de croire à l’amour de cette ribaude maudite !…


VIII

L’AMOUR QUI SOMBRE


Rongé et dévoré par la plus terrible jalousie, Flandrin Pinchot quittait, vers les minuit et demi, son poste au Château et reprenait le chemin du foyer conjugal. Il allait encore en titubant comme un homme ivre — oui, ivre de jalousie, répétons-le, — il allait dans le vent, sous la pluie et au travers des ténèbres, sans être trop certain s’il dirigeait ses pas avec sûreté vers son logis de la basse-ville. Tout en marchant, il pensait ceci :

— La coquine de coquine… qu’est-ce qu’elle peut bien manigancer avec le sieur Bizard ? Serait-elle l’amante de Monsieur le Comte ? Il ne manquerait plus que ça ! Ah ! oui, fiez-vous aux femmes maintenant ! Oh ! mais, je saurai la vérité… je saurai la vérité demain soir !…

Sous l’empire de ces pensées et de cent projets de vengeance qui s’accumulaient dans sa cervelle troublée, Flandrin Pinchot s’engagea dans la rue Sault-au-Matelot. Un peu plus loin et peu après il entendit un échange de paroles entre deux personnages que les ténèbres ne lui permettaient pas de voir. Redoutant une attaque de maraudeurs, il s’arrêta, mit la rapière à la main et attendit tout en prêtant l’oreille. Le vent soufflait de son côté, de sorte qu’il lui fut possible d’entendre assez distinctement deux voix d’hommes, et de ces deux voix il crut reconnaître l’une.

— Tiens ! si je ne me trompe pas, se dit-il, c’est la voix du père Brimbalon.

Et il se mit à écouter le colloque suivant, et à en juger par le son des voix, Flandrin pensa que ces deux hommes qu’il ne voyait pas ne se trouvaient qu’à une faible distance.

— Oui, mon ami, disait une voix — et c’était bien la voix de Brimbalon — il faut bien reconnaître que vous vous êtes joliment mouillé. Dame ! je ne vous blâmerai point pour si peu ; car je conçois qu’il n’est pas mauvais pour la santé de se mettre une averse en dedans lorsqu’on en attrape une sur le dos comme celle-ci. Pardi oui ! vous avez dû boire un vrai déluge !

— Ah ! oui… vrai déluge… fit une autre voix, mais une voix sourde et zézayante que Flandrin ne connaissait pas. Ah ! oui… ajouta la voix… vrai déluge… bu douze carafons seulement !

— Douze carafons seulement !… répartit la voix de Brimbalon avec quelque accent de surprise. Mais dites donc, ç’a été une vraie marée montante. On possède donc dans l’escarcelle des écus bien sonnants ? Car pour boire autant de carafons que ça…

— Non… pas d’écus. Mais des carafons… Vendu pelleteries à belle princesse !

— Oh ! oh ! une princesse de la ville ?

— Jeune femme aux cheveux d’or… dans la rue du palais…

— Oh ! oh ! fit la voix de Brimbalon avec émerveillement.

À ces paroles, Flandrin avait tressailli de tout son être. Oh ! si cette femme à cheveux d’or était Lucie ?…