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L’ÉCHAFAUD SANGLANT

une femme par la force. Elle se débattait vainement. À la vue de Flandrin et surtout de sa rapière menaçante, l’homme lâcha prise et prit la fuite. La femme, jeune et jolie, était cette Lucie. Elle implora protection de Flandrin, et lui ne sut la refuser. Dès le lendemain, quoiqu’il ne fût pas riche. Flandrin Pinchot louait au nom d’un sien ami cette petite maison de pierre abandonnée depuis plus d’une année et y donnait asile à la jeune femme. Elle, pour marquer sa gratitude, s’était jetée à son cou et l’avait embrassé longuement. Flandrin avait été aussitôt enivré par ce baiser, et depuis les amours avaient marché.

Peu après, naturellement, Flandrin Pinchot s’était enquis de la famille de la jeune femme. Elle lui avait confié qu’elle ne se connaissait ni père ni mère, mais qu’elle croyait avoir vu le jour aux Trois-Rivières ou à Ville-Marie, elle ne pouvait certifier. Plus tard, elle avait abandonné ses parents adoptifs pour venir à Québec et y gagner sa vie. Un jeune homme qu’elle ne connaissait pas l’avait prise pour amante. Mais l’individu était dissipé et brutal, et elle avait voulu l’abandonner. Lui l’avait toujours contrainte à demeurer son amante. Enfin, elle avait fui le domicile de son amant, lequel, avait-elle encore avoué, tenait un tripot des plus mal famés. Pendant un mois elle avait travaillé comme servante dans une auberge. Un soir, son amant l’avait retrouvée dans cette auberge, et c’était cette nuit-là même que Flandrin Pinchot l’avait secourue.

Flandrin avait reçu cette histoire comme vraie et authentique. Peu lui importait du reste ce que cette femme avait été ; une chose : elle était jeune et belle — car elle ne devait pas dépasser la trentaine — et elle était surtout amoureuse et charmante, et cela avait suffi à Flandrin.

Donc, depuis ce jour-là Flandrin venait voir la jeune femme trois ou quatre fois par semaine, c’est-à-dire chaque fois qu’il lui était possible de s’absenter de son poste dans la veillée sans attirer l’attention. Sa visite était courte, car il ne passait là jamais plus d’une heure ou deux. Dès que la demie de onze heures sonnait, il reprenait la route du Château. Quelquefois aussi il se hasardait à venir par les après-midi, car le service de Flandrin comprenait la matinée et la première demi-nuit ; Lemaillou le remplaçait dans l’après-midi et la deuxième demi-nuit.

Ce soir-là encore, lorsque la pendule marqua la demie de onze heures, Flandrin, qui n’avait passé ce soir-là qu’une vingtaine de minutes près de son amante, se leva pour se retirer.

La jeune femme l’enserra dans ses bras et lui dit comme avec reproche ;

— Dis-moi, mon Flandrin, plus ça va moins tu restes longtemps avec moi ! Quoi ! va-t-il falloir passer toute notre vie ainsi ?

— Patiente encore, ma belle amante. Un jour viendra sûrement où nous pourrons vivre ensemble plus souvent et plus longtemps. Pour le moment, tu le sais, j’ai mon poste au Château, et je dois aller faire ma ronde avant de rentrer au logis où ma femme m’attend tous les soirs.

— Ah ! que j’ai hâte que cela change ! Je m’ennuie à mourir quand tu n’es pas près de moi !

Elle l’embrassa encore longuement.

Flandrin put difficilement s’arracher à cette étreinte amoureuse et passionnée. Mais le devoir commandait, sans compter que ces secrètes amours étaient dangereuses et qu’un simple hasard aurait pu amener, pour Flandrin du moins, une terrible catastrophe.

Il put donc partir en promettant de faire tout son possible pour revenir le lendemain soir.

Dehors, le vent soufflait par vives et rudes rafales, et une pluie fine et froide commençait à tomber. L’obscurité paraissait plus opaque encore. N’importe ! Flandrin savait son chemin sur le bout des doigts. À quelques pas de la maison de son amante il croisa une berline tirée par deux chevaux qui allaient au pas. Deux fanaux éclairaient faiblement la marche de l’attelage.

— Où, diable, peut bien aller cette berline ? se demanda Flandrin, intrigué.

Curieux, il la regarda aller. Tout à coup, il tressaillit violemment… la berline venait de s’arrêter devant la maison de son amante. Quelque chose lui serra le cœur. Plus intrigué et inquiet en même temps, et aussi attiré par un secret instinct, il rebroussa chemin et à pas de loup regagna la maison. Il alla se poster de l’autre côté de la rue et se mit à guetter. La maison apparaissait maintenant sans lumière. Les fanaux de la berline permettaient à Flandrin de voir la diffuse silhouette du cocher qui attendait patiemment malgré le vent glacial et la pluie.

— Voyons ! se dit Pinchot, cette voiture va repartir bientôt puisque le cocher attend à la porte ! Il faut pourtant que je sache à qui appartient cette berline et qui elle transporte cette nuit !

Si Flandrin avait pu revenir plus tôt sur ses pas, il aurait pu voir un homme descendre de la voiture, traverser rapidement le jardin et heurter le marteau de la porte. Là, encore il aurait vu la porte s’ouvrir immédiatement et encadrer pour quelques secondes la jeune et belle femme dont lui, Flandrin, était l’amant secret. Et si, encore, il avait pu jeter un œil dans l’intérieur du petit salon où, une demi-heure auparavant il avait été reçu, voici ce qu’il aurait surpris :

Le visiteur descendu de la berline était entré précipitamment, et dès que la porte fut refermée la jeune femme se jeta dans ses bras comme elle avait fait avec Flandrin. Lui, le visiteur inconnu, l’avait, comme Flandrin, embrassée longuement, puis elle s’était écriée :

— Oh ! mon André ! mon André ! que je me sens contente et heureuse ! Enfin, on dit qu’il a été pendu !

— Oui, belle des belles, bien et dûment pendu. Mathurin connaît son métier. Tu peux être contente et heureuse, ma Lucie, puisque tu es débarrassée de ce coquin. À propos, sais-tu que ce pauvre Flandrin mérite après tout une bonne chandelle ?

— L’imbécile !… se mit à rire la jeune femme. Il vient justement de partir. Ne l’as-tu pas rencontré ?