Page:Féron - L'échafaud sanglant, 1929.djvu/27

Cette page a été validée par deux contributeurs.
25
L’ÉCHAFAUD SANGLANT

parle tant à Versailles et à Paris : « Le miroir de votre pensée réfléchit la vérité ».

— Mais alors cet instrument merveilleux où l’on se rafraîchit le sang à la brise du Saint-Laurent, le voyez-vous bien distinctement ?

— Non, duc, que très vaguement.

— Alors, qu’est devenu notre homme ?

— Je ne le vois pas, mais je le flaire… il est là !

— Mais que fait-il là ?

— Mon Dieu ! duc, le sais-je ? J’oserai dire qu’homme compatissant et très pieux il fait patenôtres pour le repos de l’âme du pendu. Tenez ! je le vois bouger… Ah ! diable, décampons, il vient vers nous !

Ils s’esquivèrent aussitôt et allèrent dissimuler leur présence entre les murs de deux maisons voisines.

Maître Jean, en effet, quittait le gibet tout en murmurant ces paroles :

— Je n’ai qu’un regret, c’est de l’avoir dépendu !

Il s’en retourna vers la masure du mendiant Brimbalon. Peu après, il rentrait dans le taudis, s’asseyait et se replongeait dans ses pensées.

Le temps s’écoula, puis une vieille pendule sonna dix heures. Maître Jean sortit de sa rêverie, regarda l’heure et soupira avec allégement, car il pensa que Brimbalon était sur le point de revenir. Disons que Maître Jean avait hâte de quitter cette bicoque malpropre et de réintégrer son domicile. À dix heures et quart, Maître Jean s’étonna de ne pas voir rentrer le mendiant.

— Il sera probablement enivré, se dit-il avec un sourire indulgent.

Il attendit encore. À dix heures et demie une main frappa à la porte.

— Entrez ! entrez ! cria le vieillard, les chaînes et verrous sont poussées.

La porte s’ouvrit aussitôt pour encadrer la figure épanouie de Brimbalon.

— Je gage, fit-il en entrant, que vous m’avez pensé ivre-mort, vu que je ne revenais pas à l’heure dite ?

— Dame, oui. Et j’allais m’en aller sans vous dire bonsoir.

— Excusez-moi, Maître Jean, c’est la curiosité qui m’a retenu. Voyez-vous, à la taverne on a beaucoup parlé du pendu, et j’ai voulu le voir. Alors, je me suis rendu à la potence…

— Et vous l’avez vu ? interrogea Maître Jean avec un sourire ambigu.

— Mais non… pas même son ombre ! Il était parti… mais parti en laissant sa corde. Oui, c’est vrai, je n’ai vu que sa corde… une belle corde toute neuve. Tenez ! j’en ai coupé un bout. Savez-vous que ça porte chance de la corde de pendu ? J’ai bien été tenté de tout prendre ; mais j’ai de suite pensé que d’autres malheureux comme moi ne seraient pas fâchés d’en avoir au moins un petit bout.

Le mendiant exhibait avec un large sourire un bout de la corde que Mathurin le Bourreau avait tissée le matin de ce jour.

— S’il en est ainsi, fit Maître Jean, c’est-à-dire que si le pendu a été dépendu, c’est qu’on l’aura déjà enterré. Pourtant, il me semble qu’on laisse un pendu exposé quelques jours au gibet, afin de donner une salutaire leçon à ceux-là qui seraient tentés de commettre le même crime.

— Pour ça, Maître Jean, je suis pas mal de votre avis. Mais faut vous dire aussi que ce n’est pas une règle qu’on suit toujours de point en point. Soit qu’un malandrin ait été pendu, soit qu’il ait été mis à la roue, bâtonné et écartelé, souvent il arrive qu’on l’enterre le lendemain de l’exécution. Pour celui-ci qu’on a pendu ce soir, je pense comme vous qu’il a été enterré un peu tôt, car il y a une autre règle dont on ne s’écarte pas, celle-ci : on n’enterre jamais un supplicié que son corps ne se soit complètement refroidi. Tout de même, tout de même, je serais bien curieux de savoir ce qui est ou ce qui en est pas. Tenez ! Maître Jean, pour éclaircir nos idées et en même temps pour le salut du malheureux trépassé nous allons boire une tassée.

— Non ! non ! merci bien, père Brimbalon, pour la politesse, dit Maître Jean en se levant avec quelque vivacité. Il faut que je regagne sans plus tarder mon logis.

— Alors, me dites-vous que vous avez pu faire vos petites affaires ?

— Oui, oui. Je te remercie encore pour ta complaisance. Tiens ! voici les deux autres écus.

— Merci ! merci ! Maître Jean. C’est à moi à vous devoir des remerciements. Et n’oubliez jamais que le père Brimbalon est toujours et sera toujours à votre service.

Maître Jean s’en alla poursuivi par les salutations empressées du mendiant.

Celui-ci, une fois son visiteur parti, se mit à ricaner longuement. Puis il tira les verrous de sa porte, tendit les chaînes et, par surcroît de précautions, entassa son mobilier contre la porte. Certain d’être en sûreté, il courut à la trappe, souleva le panneau, se pencha sur le trou et en tira cette fois un coffret de fer au lieu de la cruche d’eau-de-vie. Le coffret était comblé de pièces d’argent et d’or. Le mendiant y ajouta les pièces reçues de Maître Jean, et murmura avec la plus belle satisfaction :

— Il ne me faudra pas bien bien des années de travail encore pour posséder ma petite fortune et mes petites rentes. Moi aussi je serai avant longtemps un Maître Jean. Seulement, moi je ne donnerai pas mes écus si péniblement amassés… non, je ne les donnerai certainement pas à tout chacun. Non ! non !… mes écus je ne les dépenserai qu’à bon escient, c’est-à-dire, à bien boire et bien manger.

Il replaça le coffret dans le trou, prit la cruche et lampa fortement à cinq ou six reprises.

— Bon ! À présent, murmura-t-il, faut que je retourne au cabaret… j’ai l’idée que je vais faire là un bon marché…


VII

SECRÈTES AMOURS


Lorsque Maître Jean réintégra son logis de la rue Saint-Louis, sans s’être douté le moindrement qu’il avait toujours été suivi et épié par ces deux individus qui, le matin, l’avaient en-