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L’ÉCHAFAUD SANGLANT

votre mari n’est pas dans le Château, et s’il n’est pas chez vous, il doit être dans l’un des cabarets de la ville.

— Mais non, se récria la Chouette, puisque personne ne l’a vu sortir !

— En ce cas, s’il n’est pas sorti, il est dans la maison. Qu’on cherche !

Il donna des ordres à deux gardes de fouiller les salles basses, et les gardes obéirent aussitôt. Quant à lui, il s’inclina de nouveau devant la jeune femme et sortit du Château.

Les deux gardes envoyés aux recherches par le lieutenant allèrent s’enquérir auprès de Lemaillou. Lui, alors, se frappa le front et dit :

— Tiens ! s’il lui était arrivé un malheur ! Voyez-vous, il m’a dit qu’il y avait depuis ce matin un nouveau prisonnier, ce que j’ignorais, et il m’a déclaré que lui-même irait porter la ration au nouvel hôte. Eh bien ! oui, on ne sait jamais… si ce prisonnier avait tué le capitaine !

Lemaillou, en effet, ne désirait rien autre chose que le capitaine Flandrin fût tué, puisque par cette mort il hériterait, à son tour, le poste de maître-geôlier.

— Et alors, où se trouve ce prisonnier ? demanda un garde.

— Je ne sais pas. Mais on va faire le tour des salles basses et l’on finira bien par découvrir quelque chose.

Les trois hommes quittèrent la salle des cachots, traversèrent la salle d’armes et s’arrêtèrent devant la porte qui fermait la prison de Flandrin Pinchot. Lemaillou avait dit :

— On va toujours commencer par la première.

La surprise faillit pétrifier les trois hommes en découvrant Flandrin désarmé, ligoté et bâillonné.

— Ah ! ah ! fit Lemaillou un peu contrarié en trouvant son supérieur vivant, il parait que le capitaine n’a pas eu de chance. Eh quoi ! ajouta-t-il, allez-vous nous apprendre, capitaine, que le gibier a pris par les champs ?

Un garde avait enlevé le bâillon, tandis que l’autre achevait de couper les cordes qui liaient les pieds et les mains de Pinchot. Lui, d’un bond furieux, se remit debout et il cria avec une colère bien jouée :

— Ho ! le scélérat… si je peux jamais le rattraper !… Voyez ce plat… je lui apportais sa ration. Est-ce que je pouvais me défier ? Il se jette sur moi comme un chien enragé, me terrasse, me ligote et casse ma rapière… Voyez là, les deux tronçons ! Mais je me mets à crier… à hurler… L’animal me bâillonne proprement, me prend ma clef et file. Que dites-vous de ça, mes amis ?

— Mais qui était donc ce prisonnier ? interrogea un garde.

— Dame ! il m’était inconnu. Et vous comprenez qu’il ne m’a pas donné son nom, et son adresse encore moins !

— Il n’y a qu’une chose à faire, dit Lemaillou, c’est de rapporter l’affaire à Son Excellence.

— Je m’en charge, dit Flandrin. Mais avant, j’ai faim, et j’ai besoin de manger.

— Ta femme t’attend là-haut, dit un garde, et elle est bien inquiète.

— Eh bien ! je cours à elle.

Et Flandrin s’élança hors de la salle basse pour grimper ensuite l’escalier quatre à quatre. Ce qui fit dire à Lemaillou :

— Savez-vous que ça lui a chaviré la cervelle, cette affaire ?…

Et pestant contre le prisonnier inconnu qui n’avait pas su envoyer Flandrin dans l’autre monde, Lemaillou regagna son poste.

Quand Flandrin, tout essoufflé, parut dans le vestibule, sa femme poussa un cri de joie et courut à lui.

— Ah ! ça, mon Flandrin, où étais-tu donc fourré ?

En quelques mots rapides il lui narra l’histoire qu’il avait forgée et racontée aux deux gardes et à Lemaillou.

La jeune femme était devenue toute pâle d’effroi.

Mais déjà tout le Château était mis en émoi. Les deux gardes qui avaient, avec Lemaillou, découvert Flandrin prisonnier dans la salle basse s’étaient empressés de souffler la chose aux autres gardes et huissiers. Pendant quelques instants une véritable excitation s’empara de tout le monde ; ce que voyant, Flandrin en profita pour s’éclipser avec sa femme. Le capitaine préférait être loin tandis qu’on commenterait l’affaire. Quand, au soir, il reviendrait pour faire sa demi-nuit, l’affaire serait déjà à moitié oubliée.


V

L’EXÉCUTION


À six heures du soir de ce jour, on aurait pu voir Mathurin le Bourreau au gibet de la rue Sault-au-Matelot. Il était en train de fixer sa corde à l’une des poutres. Comme spectateurs il avait quelques gamins du voisinage, lesquels guettaient avec une hâte extrême la venue du condamné. Leur hâte, cependant, se trouvait quelque peu apaisée par l’intérêt qu’ils trouvaient à voir manœuvrer le bourreau.

Celui-ci avait attaché une poulie à l’une des poutres, passé la corde tissée ce matin-là dans la poulie, et attaché à une extrémité de la corde un sac de sable. Maintenant il s’exerçait à lever et abaisser le sac de sable, et il paraissait prendre à ce jeu autant de plaisir que si un malheureux condamné eût été à la place du sac de sable. Après quelques minutes de cet exercice, il murmura avec la plus grande satisfaction :

— Bon ! bon ! tout va bien. Il n’y a plus qu’à attendre le patient.

Pour attendre, Mathurin se dirigea vers un cabaret de sa connaissance.

À mesure que l’heure de l’exécution approchait, des spectateurs venaient se poster aux abords du gibet, mais tous se tenaient à une distance respectable. On remarquait dans la foule qui grossissait de moment en moment, hormis les enfants bien entendu, des ouvriers, pêcheurs, bateliers, et aussi quelques bourgeois. Ce monde formait çà et là des groupes parmi lesquels on commentait l’affaire à voix basse. Plusieurs s’étaient munis de falots, car avec un firmament nuageux la nuit venait très vite.