très mordante, et tous deux affectaient une hauteur dont eût été jaloux M. de Frontenac lui-même.
À la vue de Maître Jean, qui les observait d’un visage calme, ils s’arrêtèrent et feignirent la plus grande surprise.
— Ho ! ho ! fit l’un avec des yeux plus grands que la porte qu’ils venaient de franchir, je m’étais laissé dire que le malandrin qu’on va pendre ce soir était enfermé dans l’un de ces cachots !…
— Curieux et très étonnant, en effet, dit l’autre. Je parie que maître Flandrin s’apprêtait à lui donner la poudre d’escampette.
— Eh bien ! mon cher duc, avouez que nous sommes arrivés à temps !
— Messeigneurs, intervint Flandrin en se postant devant Maître Jean, c’est un ami… c’est Maître Jean Colonnier, un paisible citoyen que toute la ville aime et respecte.
— Ah ! ah ! mon cher marquis, ce Maître Jean, n’est-ce pas ce huguenot fanatique qui ne cesse de critiquer les gestes, faits et paroles et même les édits de Son Excellence ?
— Mais oui, duc… précisément !
— Pardon, messieurs, fit alors Maître Jean toujours avec son bon sourire et en s’avançant vers les deux hommes. Je vous demande pardon, messieurs, mais veuillez savoir que je ne critique jamais Son Excellence, ni ses faits et paroles et moins encore ses édits. Cela est si vrai que, après Sa Majesté le roi, il n’est point d’homme en ce monde que je respecte et admire plus que Monsieur le comte de Frontenac.
— Oh ! oh ! marquis, dites-moi si ne voilà pas un bourgeois qui prend des airs…
— Et qui parle avec des termes, duc ?
— Et un bourgeois que nous avons ordre de cadenasser dans l’une des salles basses…
— Messieurs, cria Flandrin que la colère commençait à échauffer…
— Tut ! tut ! capitaine Flandrin, interrompit brusquement l’un des deux croquants, rappelez-vous que vous venez de vous compromettre en introduisant ce huguenot en ces lieux malgré les défenses formelles de Son Excellence. Voyons ! mon ami, ajouta-t-il avec un sourire narquois et en prenant un bras de Maître Jean, venez avec nous !
— Moi, dit l’autre, je vous aiderai à porter votre belle canne !
Et il enleva à Maître Jean sa canne à pomme d’or.
Le vieillard ne perdait rien de sa sérénité.
Mais Flandrin était à bout de patience : il tira sa rapière et voulut s’opposer aux actes des deux individus.
L’un d’eux, celui qui avait pris la canne du vieillard et qui se laissait appeler « duc », tira aussitôt sa lame, et se rua contre Flandrin et manœuvra avec une telle rapidité que Flandrin, pris à l’improviste, ne put garder son arme : elle lui échappa de la main et tomba sur les dalles.
Le « duc » se mit à rire :
— Hé ! hé ! hé !… monsieur le capitaine Flandrin, que n’apprenez-vous à manier flamberge avant de vous l’accrocher au côté ?
Et les deux agents, en riant aux plus grands éclats, entraînèrent Maître Jean et refermèrent la porte de fer, laissant Flandrin seul et honteux.
Les trois hommes traversèrent la salle d’armes, puis le corridor. L’un des agents du gouverneur indiqua une porte de chêne bardée de fer, l’ouvrit et s’écarta. L’autre poussa vivement Maître Jean dans une salle basse vide, obscure et froide. La porte fut refermée et cadenassée.
— Voilà, dit l’individu qui s’intitulait « marquis », les ordres de Son Excellence proprement exécutés !
— Et quant à nous, dit le « duc », il est à peu près l’heure, il me semble, que nous allions vider quelques carafons d’eau-de-vie.
— Tu as raison, duc. Et puis, moi, j’ai hâte de montrer ma belle canne à pomme d’or à notre Rosalinde…
Ils s’en allèrent par l’escalier du corridor.
IV
LE TRUC DE FLANDRIN
Dans sa prison Maître Jean continuait de sourire. Sa physionomie n’avait pas changé.
Il s’assit sur l’unique banc de la salle et se mit à se parler ainsi à voix basse :
— Il faudra bien que les deux marauds rendent ma canne un jour, de même qu’il faudra bien qu’on me remette en liberté avant longtemps. Car, enfin, on n’emprisonne pas ainsi un citoyen honorable, tout puissant qu’on peut être et qu’on veut se faire voir. Décidément. Monsieur de Frontenac serait un bel ennemi à combattre, et je ne m’étonne point que ce bon Monsieur de Laval aime tant à soutenir contre lui une lutte haute et serrée…
« Tiens ! je veux revenir à ces deux chenapans qui se donnent des noms et des airs de gentilshommes… N’est-il pas curieux de voir que les grands personnages à la tête des états semblent ne pouvoir se passer de pitres et de bouffons dans leur entourage. L’Histoire nous dit que François Ier ne pouvait vivre sans son Triboulet, tout comme Louis XII n’avait pu s’en passer. Si Henri III n’avait pas son Chicot à sa table, il perdait du coup l’appétit ; il ne dormait pas que Chicot ne lui vint conter quelque bouffonnerie ou donner quelques coups de langue mortels contre la réputation de telle dame de la cour ou de tel gentilhomme en faveur. En descendant de quelques degrés l’échelle hiérarchique, voici Monsieur de Frontenac qui vous déniche deux pitres qui aiment à singer le duc et le marquis. Oui, mais Monsieur de Frontenac est plus pratique que ces trois Majestés de France, parce que lui, Monsieur le Comte, si j’en crois les histoires de ce brave Flandrin Pinchot, fait rapporter monnaie sonnante à ses bouffons.
« Eh quoi, après tout, tous les métiers sont bons ! N’ai-je pas été boulanger ? Flandrin n’est-il pas geôlier ? Est-ce pire d’être traitant et traiteur ? Au surplus, celui qui peut cumuler les métiers et les fonctions n’en retire-t-il pas plus d’avantages que l’autre qui s’épuise à tripoter des pâtes ou à ouvrir ou fermer des portes de fer ?