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L’ÉCHAFAUD SANGLANT

rut n’en point croire ses yeux.

Disons que l’écu d’or frappé par Louis XIV n’était pas très connu ni très répandu en Nouvelle-France, et ceux-là qui en possédaient quelques pièces les conservaient avec tout autant de soin qu’ils eussent fait de bijoux précieux. C’était la monnaie d’argent, de cuivre ou de bronze qui circulait d’ordinaire, du moins dans le commerce et dans les affaires transigées, mais les affaires de maigre importance. L’écu d’or n’allait donc pas dans le gousset du pauvre, et seuls les gros marchands, hauts bourgeois, nobles, officiers et grands fonctionnaires pouvaient en connaître le tintement sonore. Et si ces gens privilégiés avaient la bonne fortune de voir tomber dans leur escarcelle de telles pièces d’or, bien malins eussent été ceux qui auraient pu les en faire sortir. Au surplus, ces gens ne traitaient les affaires qu’entre eux ; et si d’aventure l’un de ces bourgeois ou nobles avaient à traiter une affaire quelconque avec du bas peuple, il se servait d’un agent intermédiaire, notaire ou autre.

Rien d’étonnant que l’huissier fit des yeux énormes d’admiration et, aussi, de convoitise, tandis qu’il soupesait la belle pièce d’or dans sa main. Ajoutons qu’à cette époque cinq livres représentaient déjà une belle somme d’argent, surtout si la pièce de monnaie vous tombait dans la main à titre pur et simple de pourboire. Car un huissier ou un garde de M. de Frontenac ne touchait annuellement que cent livres de salaire, et le huissier de même que le garde devait à même cette somme d’argent pourvoir à son logement et à son entretien. Hormis les cuisiniers, maîtres d’hôtel et valets de chambre, tous les autres serviteurs vivaient hors du château une fois leur service accompli. Oui, mais à cette époque comme à la nôtre, le pourboire venait grossir le salaire annuel.

Si Maître Jean sortait de son gousset des pièces d’or et savait les faire scintiller de la belle manière, l’autre, l’huissier, quand l’occasion s’en présentait, savait glisser habilement les précieuses pièces dans sa poche. Et c’est ce qu’il fit à l’instant tout en parlant et tapant familièrement l’épaule du vieillard.

— Bon ! bon ! Maître Jean… je vous comprends. Vous voulez parler ou simplement dire un mot au sieur Flandrin Pinchot, maître-geôlier et gardien des salles basses ?…

— Oui, oui, c’est bien ce que je veux. Peux-tu me conduire à lui ?

— Hein ! vous conduire à lui ! s’écria l’huissier stupéfait et en ouvrant des yeux chargés d’effroi. Mais vous n’y pensez pas ! Vous conduire là… mais c’est pour le coup que Son Excellence m’enverrait promener avec le malandrin qu’on va pendre sur la fin du jour. Non ! non ! Maître Jean, pas de ça. Comme vous, je tiens à ma tête. Seulement…

— Eh bien, quoi ?

— Je peux, pour vous être agréable, aller quérir le capitaine, maitre geôlier es-qualités, et vous l’amener ici.

Maître Jean hocha la tête d’une façon qui signifiait que cet arrangement ne faisait pas tout à fait son affaire ; puis, sans mot dire, il exhiba une autre pièce d’or.

Ravi, l’huissier prit encore cette pièce, l’examina avec pas moins d’attention qu’il en avait mise à l’examen de la première et la fourra dans sa poche.

— C’est bien, c’est bien, Maître Jean, fit-il avec précipitation, je cours mander votre ami Monsieur le Capitaine…

Maître Jean, sans jamais perdre une parcelle de son sourire candide, le retint.

— Minute, mon garçon…

Et l’huissier, tout pâle et tout tremblant, voyait le vieillard tirer de son gousset une troisième pièce d’or… puis une quatrième… une cinquième une dixième ! Et lui, le généreux vieillard, glissait toutes ces pièces d’or dans la poche de veste du huissier. Celui-ci demeurait médusé… Mais en même temps aussi il se sentait devenir fou de joie… car il entendait à merveille le merveilleux tintement des dix pièces d’or qui alourdissaient agréablement la poche de sa veste. Il put s’écrier dans son émerveillement ;

— Ah ! ça, Maitre Jean, méditez-vous de m’acheter mon âme ?

— Non, mon ami. Sois tranquille, je te la laisse ton âme, attendu qu’elle ne me vaut rien. Mais je veux descendre dans les salles basses et là, parler au capitaine Flandrin Pinchot.

L’huissier, très cupide, c’est vrai, mais très honnête aussi, ne pouvait garder un argent qu’il ne gagnait pas ou n’avait point gagné. Rendre la monnaie, c’était pour lui un crève-cœur. Se rendre aux désirs de Maître Jean, c’était risquer la perte de sa place et aussi la perte de six mois de salaire qui restait impayé, sans compter que, par-dessus le marché, il encourait la peine d’emprisonnement pour au moins six mois. La chose était grave, très grave. Mais d’un autre côté l’or était tentatif, très tentatif !

— Écoutez, Maitre Jean, reprit l’huissier non sans quelque hésitation, ce que vous me demandez là est impossible, car les ordres sont formels. Son Excellence m’a fortement prévenu que nul visiteur ne serait admis dans la maison, à moins que ce visiteur eût à traiter d’affaires de haute importance soit avec son Excellence elle-même, soit avec l’un des fonctionnaires. Et voulez-vous savoir encore ? en supposant que vous auriez telle affaire d’importance à traiter avec l’un de ces gentilshommes, me faudrait-il encore approcher le personnage avec précaution et lui faire part de votre désir. Et si les ordres sont sévères, il y a une raison : car vous n’ignorez pas que, l’hiver passé, et en sa propre maison. Monsieur de Frontenac a bien failli tomber sous les coups d’un assassin qui, malheureusement, a pu échapper à la justice.

— C’est juste, mon ami, il me semble que j’ai quelque peu entendu parler de cette affaire.

— On s’est bien gardé d’ébruiter l’affaire dans le temps, pour la bonne raison qu’on était d’avis que l’assassin avait été soudoyé en envoyé par…

Ici, l’huissier murmura un nom à l’oreille du vieillard.

Lui ne manifesta aucune surprise et continuant à sourire, il dit :