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L’ÉCHAFAUD SANGLANT

belles voitures et les fins attelages parurent, ce fut différent. M. de Frontenac, le premier d’ailleurs, comprit que les voies carrossables devaient être réparées et entretenues aux frais de l’État, à condition que ces frais fussent couverts par des impôts tirés du gousset de ceux-là qui pouvaient se payer le luxe de la voiture. C’est à cette époque que disparut, en Québec, la chaise à porteurs.

Maître Jean traversa ce groupe d’ouvriers qui, à sa vue, s’écartèrent poliment, en le saluant d’un :

— Bonjour, Maître Jean !

Lui, rendit le salut avec son sourire placide et continua sa route.

Comme il franchissait la place du Château, ou, ainsi qu’on disait souvent, la Place d’Armes, un individu vint se heurter à lui. En même temps une voix sourde et gouailleuse disait en ricanant :

— Vous êtes donc devenu aveugle, Maître Jean, que vous vous cognez à vos amis ?

Le vieillard, qui allait tête basse tant il était pris par les pensées diverses qui tourbillonnaient en son cerveau, sursauta.

— Ah ! ah ! fit-il en reconnaissant l’exécuteur des hautes œuvres royales, c’est toi, Mathurin ? Tiens ! dans ce sac que je vois à ton épaule, je parie que c’est ta corde que tu as mise dedans ?

— Ma corde… dites-vous ? Mais non, elle n’est plus à moi, Maître Jean. Maintenant et dorénavant c’est la corde de l’autre… de celui qui pendra au bout !

— Ah ! c’est juste. Tu viens donc de la lui essayer ?

— À son cou ? oui. Et j’ai fait le nœud coulant tout prêt, de sorte que je n’ai plus qu’à attendre qu’on m’amène la canaille au gibet.

— Tu es content ?

— Dame ! pourquoi pas ? N’ai-je pas touché déjà mes vingt-cinq livres ? Et puis, faut bien vous le dire, je commençais à rouiller faute de besogne. Ah ! Maître Jean, je souhaite bien qu’il vienne d’autres malandrins en notre bonne ville de Québec… ah ! oui, je le souhaite bien !

Il ricanait toujours, et ce ricanement presque diabolique donnait le frisson au vieillard.

— Enfin, ce malandrin, interrogea ce dernier, le connais-tu ?

— Lui ? Jamais vu.

— Mais son nom ?

— Pas davantage. Il est muet, mon homme. Je ne sais qu’une chose : c’est qu’il m’a l’air d’un gaillard peu commode. Quand j’ai voulu prendre la mesure de son cou, il a tenté de résister. Ta ! ta ! ta ! mon garçon, ai-je fait, il faut y passer bon gré mal gré. Je lui sautai dessus, le couchai sur les dalles et, avec l’aide du capitaine Flandrin, je mesurai tranquillement ma corde à son cou. Ah ! Maître Jean, si, tout de même, vous aviez pu voir l’œil qu’il m’a décroché… Mais je vais lui en faire décrocher un autre à la brunante, c’est Mathurin qui vous le dit.

Et sans attendre la réplique ou les commentaires ou même les autres questions qu’aurait pu lui poser Maître Jean, Mathurin le Bourreau poursuivit son chemin vers la Basse-Ville et vers son terrier.

Maître Jean, plus pensif encore, continua sa marche et pénétra dans la cour du Château grâce à la complaisance d’un portier qu’il connaissait.

Mais lorsqu’il voulut entrer dans le logis du Maître du pays, ce fut autre chose : les gardes et huissiers s’y opposèrent fermement.

— Comment ! s’écria un huissier d’importance… Un Huguenot dans la maison de son Excellence ? Jamais de la vie !

Le vieillard, toujours souriant, demanda :

— Ne suis-je pas un citoyen comme un autre ? Voyons ! je vous défie bien de me dire le contraire, puisque Son Excellence daigne me reconnaître comme un citoyen de cette ville.

Ces paroles dites sur un ton ferme parurent impressionner l’huissier et son importance.

— Sans doute, sans doute, fit-il vivement… On ne saurait, Maître Jean, vous nier cette qualité. Seulement, voilà : vous laissez entrer sans un ordre spécial, c’est nous attirer, croyez-le bien, les foudres et de Monsieur le Comte et de Monseigneur l’évêque.

— Pourtant, vous savez bien que Monsieur le comte m’a reçu l’an passé ?

— Oui, oui, sans doute. Mais l’an passé, c’était l’an passé, et nous sommes en l’an présent ! Tout de même, si c’est à Monsieur le comte que vous avez affaire, pour vous rendre service j’irai bien demander à Monsieur le comte s’il veut vous recevoir.

— Non, mon ami, non, répliqua l’ancien boulanger, ce n’est pas à Son Excellence que j’ai affaire ce matin, mais à ce bon et brave capitaine Flandrin Pinchot.

— Tiens ! tiens ! le capitaine Flandrin est donc un de vos amis ?

— Justement. Peux-tu me conduire à lui ?

Maître Jean, ce disant, sortait une belle bourse de l’une de ses poches.

À cette vue, l’huissier, qui paraissait être le chef de la bande, entraîna le vieillard dans la cour et assez loin pour que personne ne pût entendre l’échange de paroles qu’il méditait d’avoir avec le visiteur.

— Maitre Jean, commença-t-il à voix basse, c’est bien votre ami, le capitaine Flandrin, que vous désirez voir et nul autre ?

— Oui, c’est bien au capitaine Flandrin et à nul autre que je désire parler. Tiens ! mon ami, voici, pour commencer, un écu d’or qui te permettra de boire à ma santé après ton service. Si le cœur t’en dit, tu pourras inviter tes camarades et trinquer avec eux.

À la vue de la belle pièce d’or l’huissier avait ouvert des yeux plus grands que l’écu lui-même.

— Hein ! un écu d’or de Sa Majesté ! fit-il tout émerveillé.

— Oui, mon ami, c’est bien un écu d’or de Sa Majesté !

— Et un écu d’or qui vaut bien cinq livres, quatre sols et six deniers ?

— C’est exact, mon ami.

L’huissier prit la pièce de monnaie, la palpa, l’examina sur ses deux faces, la soupesa comme s’il eût douté qu’elle fût authentique, et il pa-