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L’ÉCHAFAUD SANGLANT

opinions religieuses. Plus tard, cependant, il arriva que des mauvaises langues firent courir le bruit qu’il était janséniste enragé. Mais il se hâta aussitôt de crier bien haut et plus haut que ces vilaines langues que c’était une calomnie. Il a pu de la sorte faire dévier de sa tête l’orage qui le menaçait. Seulement, moi je sais — et je ne suis pas tout à fait le seul — oui, je sais, ajouta-t-il avec une grande conviction, que Monsieur de Frontenac est plus janséniste que je ne suis Calviniste. Si je dis que je ne suis pas le seul, c’est pour la raison que je crois savoir qu’il y a parmi Messieurs les Jésuites quelqu’un qui n’en sait pas moins long que moi sur le comte de M. de Frontenac. Et j’ajoute, Mélie, que je ne serais pas étonné que Monseigneur de Laval n’en connût encore plus long que moi et que certains de ces Messieurs de la Compagnie de Jésus. Mais bah ! cela n’a point d’importance que je diffère d’idées religieuses avec celui-ci ou celui-là ; chose certaine, jusqu’à ce jour j’ai toujours scrupuleusement rempli mes devoirs de citoyen. Tu peux être tranquille, Mélie : j’irai au Château, j’y entrerai et en sortirai sans entaille à ma peau.

— Je sais bien qu’on ne vous mettra point à malemort pour vos idées religieuses ; néanmoins, vous le savez mieux que moi, Monsieur le Gouverneur ne vous tient pas en bien grande estime, et vous savez aussi qu’il n’est pas tendre — peut-être pour se grandir auprès du roi — pour tous les gens qui ne sont pas catholiques.

— Oui, oui, je sais cela. Mais observe que Monsieur de Frontenac est dur plutôt pour ceux-là qui osent critiquer la religion catholique ou le clergé.

— Pourtant, lui, le Gouverneur, a l’air de pas mal s’en moquer du clergé.

— Il ne s’en moque pas, Mélie ; il entend seulement que le clergé ne se mêle point des affaires publiques que lui seul veut mener et diriger.

Tout en parlant ainsi, le vieillard avait repris son chapeau et sa canne, et il s’apprêtait à sortir.

— Ne désirez-vous pas une autre tassée de vin ? demanda Mélie.

— Non, bonne Mélie. Je me sens bien et fort à présent. Ça n’a été qu’une légère défaillance, et je t’assure que je suis rentré dans toute ma vigueur. Tu me prépareras un bon potage pour le dîner…

Et il partit.


III

OÙ MAÎTRE JEAN APPREND QU’IL EST PLUS FACILE D’ENTRER AU CHÂTEAU QUE D’EN SORTIR.


Maître Jean s’en allait vers le Château. Une idée l’y poussait… un pressentiment l’y attirait, car il n’avait nulle affaire à traiter là. Et cette idée ou ce pressentiment lui était venu à l’improviste, et comme si une voix intérieure et mystérieuse se fût fait entendre. Et tout en marchant, le vieillard se répétait :

— Oui, oui, il faut que je voie ce malandrin qu’on va mener à la potence à la brune…

Comme il venait de se répéter ces mots pour la quatrième fois, il vit venir le crieur public qu’un batteur de tambour et un flûtiste accompagnaient.

Le crieur clamait d’une voix retentissante :

« Bonnes gens de la bonne ville de Québec… Prenez avis que, à sept heures de relevée et par ordre du Conseil et de son Excellence Monsieur le Gouverneur, sera pendu au gibet de la rue Sault-au-Matelot et jusqu’à ce que mort s’en suive, un malandrin dont on ignore le nom, mais dont on verra la langue pendre d’au moins une aune au bout de la corde que lui serrera autour du col Maître Mathurin Le Bourreau ! »

Et le crieur et son escorte allaient ainsi par toutes les rues de la ville haute et basse. Des enfants suivaient de près, tant ils avaient plaisir à entendre la « musique » rendue par le tambour et la flûte. Car chaque fois que le brave crieur avait terminé son boniment, le tambour et la flûte résonnaient à qui mieux mieux. Les deux « musiciens » essayaient de donner un air de circonstance, tel un air funèbre pour mieux impressionner les habitants de la ville ; mais le plus souvent l’air funèbre devenait un air joyeux et endiablé qui faisait les délices des enfants. Le plus souvent aussi l’accord manquait : tantôt, le tambour courait devant la flûte ; tantôt c’était la flûte qui dépassait le tambour. Puis, ce dernier, plus loin, donnait à sa caisse trois coups formidables et espacés ; alors la voix du crieur reprenait sur un ton fort haut, lent et monotone :

« Bonnes gens de la bonne ville de Québec…

— Allons ! se dit Maître Jean après avoir croisé le crieur et son escorte musicale, ce nom du malandrin qu’on ne sait pas, je le saurai, moi. Car je veux le savoir ce nom-là ! Pourquoi ?… C’est drôle… mais c’est une idée qui m’est venue ainsi !

Marmottant des paroles incompréhensibles, le vieillard poursuivit son chemin. Plus loin, une vingtaine d’ouvriers travaillaient aux réparations de la rue : les uns remplissaient les rigoles et les fossés que les pluies diluviennes du printemps avaient creusés ; d’autres s’occupaient à paver la chaussée de pièces de bois qu’on posait dans de l’argile détrempée. Jusqu’à Monsieur de Frontenac, les gouverneurs du pays s’étaient donné peu de mal pour l’entretien des rues de la capitale. Dès l’arrivée de M. de Frontenac en 1672, les bourgeois et les nobles de la cité présentèrent au nouveau gouverneur une supplique par laquelle on demandait la faveur que l’administration donnât ses soins à la réfection, réparation et entretien en général des rues et voies publiques. Disons que, jusqu’à cette époque, les nobles et bourgeois voyageaient à cheval. Mais un peu avant l’arrivée de M. de Frontenac les premières voitures de luxe firent leur apparition, et sous M. de Frontenac on put voir berlines, carrosses et cabriolets parcourir les rues de la cité et même les routes qui couraient entre les Trois-Rivières et Montréal. Tant qu’on se contentait d’aller à cheval, on ne s’inquiétait pas beaucoup du mauvais état des voies publiques ; mais lorsque les