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L’ÉCHAFAUD SANGLANT

ment libre en ces matières, je n’abordai les controverses.

« Tout alla bien jusqu’au jour où Sévérine atteignit ses quatorze ans. Dans l’été de 1660, nous reçûmes la visite du fils d’un de mes amis de Ville-Marie. Cet ami était lancé depuis longtemps dans le commerce des draps duquel il ne semblait pas tirer grand profits. Il est vrai que son jeune fils dépensait largement… trop largement peut-être. J’avais connu ce jeune homme alors qu’il n’était encore qu’un adolescent d’une quinzaine d’années. En 1660. c’était un beau et grand jeune homme, instruit, mais, malheureusement, comme je pus l’apprendre peu après, fort dissipé. Durant le mois qu’il passa chez nous, il s’éprit d’amitié pour ma fillette. Il faut te dire, Mélie, qu’à l’âge de 14 ans Sévérine était déjà une petite personne sérieuse à laquelle, naturellement, il manquait l’expérience du monde et de la vie. Un jour, après le départ de notre visiteur, Sévérine me confia qu’elle aimait René Le Chêneau, c’était le nom de ce jeune homme. Ma surprise fut grande. Je fis entendre à Sévérine qu’elle était un peu trop jeune pour prendre mari. Elle riposta que sa mère s’était mariée à quinze ans. C’était vrai. Je dois confesser qu’à ce moment mon égoïsme parlait plus fort que ma raison. Que vais-je devenir, me demandais-je, une fois ma fille partie ? Même si le parti m’eût été convenable, j’aurais tenté de dissuader Sévérine. Mais d’un côté, au sujet du mariage projeté, j’avais raison, car je savais que Le Chêneau était un dissipé, et il me répugnait de voir ma fille lier sa destinée à ce garçon. Je lui confiai ce que j’avais appris sur la conduite de celui sur qui elle avait jeté son dévolu. Cette révélation la refroidit. Un mois après, elle déclarait à Le Chêneau, qui était revenu nous faire une autre visite, qu’elle ne pouvait l’accepter pour époux. Il partit furieux et en proférant des menaces. Sur ces entrefaites j’appris qu’il avait abandonné sa famille et qu’il se trouvait sans sou ni maille et sans feu ni lieu. J’étais content. Mais de ce jour Sévérine perdit sa gaieté, et elle devint taciturne et rêveuse. Elle repoussa ensuite tous les jeunes hommes que son charme et sa beauté attiraient. J’en souffris beaucoup, mais sans me douter que j’allais souffrir bien davantage encore.

J’abrégerai en disant que six mois plus tard, alors que j’avais dû faire un voyage à Ville-Marie pour y régler quelques vieilles affaires, Sévérine désertait ma maison. En revenant de voyage et après quatre semaines d’absence, je trouvai ma maison abandonnée. Une lettre de Sévérine m’annonçait qu’elle devenait l’épouse de Le Chêneau et qu’elle le suivait en pays étranger…

Voilà toute l’histoire, Mélie, toute, hormis le chagrin et la douleur qui n’ont cessé depuis de torturer mon vieux cœur de père. Qu’est devenue Sévérine ? Jamais je n’ai pu le savoir, et j’ai pensé qu’elle avait pris la route de France avec son suborneur. Tout ce qui me reste d’elle, c’est ce cruel souvenir et ce portrait que je fis peindre lorsque Sévérine atteignait ses treize ans. Cette image de ma fille, jamais je ne peux la regarder sans me trouver mal.

Après avoir raconté cet épisode de sa vie, Maître Jean se tut. Sur son visage s’était répandu le voile de la plus grande tristesse.

Le silence demeura quelques minutes entre ces deux personnages, puis Mélie fit entendre ces paroles.

— Maître Jean, si votre fille ne vous a jamais donné de ses nouvelles, c’est qu’elle ne vous aimait pas bien bien. Alors, je ne vois pas pourquoi vous continueriez à vous faire de la bile à son sujet. Pour moi, il me semble que c’est une ingrate qui ne mérite pas qu’on la regrette !

— Ah ! Mélie, on voit bien que tu ne sais pas ce que c’est qu’un cœur de père ou de mère. Jamais je ne pourrai oublier ma fille, le voudrais-je de toute ma volonté, et je sens que je serai un misérable le reste de mes jours. Il y a dans mon cœur un vide qui fait mal, et à nous de combler ce vide…

Le vieillard s’interrompit pour laisser se dégager un soupir lointain et tout plein de regrets et de désespérance.

Mélie était vieille fille, et, en effet, elle ne pouvait comprendre ce qui pouvait se passer dans le cœur de Maître Jean. Elle avait perdu ses parents dans le bas âge et avait toujours pourvu depuis à sa propre subsistance. Elle n’avait jamais aimé, jusqu’au jour où elle avait rencontré Maître Jean pour qui elle s’était éprise de beaucoup d’estime. Il est certain que si Maître Jean lui eût offert le mariage, elle aurait accepté avec empressement. Malheureusement, elle aimait sur le tard… et elle aimait un vieillard qui, lui, n’aimait plus que des figures disparues de son existence. Tout de même, elle trouvait encore son bonheur à soigner Maître Jean, à veiller sur lui, à se dévouer pour lui.

Cette fois, entre les deux interlocuteurs le silence se prolongea. Mélie n’osait plus interrompre la méditation de son patron. Une demi-heure se passa ainsi, et comme dix heures sonnaient à une pendule posée sur le manteau de la cheminée, Maitre Jean sursauta et dit brusquement :

— Mélie, mon chapeau et ma canne…

— Hein, vous sortez ?

— J’ai oublié que j’ai affaire au Château cette matinée.

— Au Château ? s’écria Mélie avec surprise et crainte. Vous voulez donc vous faire écharper ? Oubliez-vous que vous passez pour un homme dangereux aux yeux de Messieurs les Jésuites et de Monsieur le Gouverneur ?

— Ha ! ha ! se mit à rire doucement Maître Jean… dangereux parce que je suis Calviniste et parce que je ne vais pas aux sermons de la Cathédrale comme Monsieur de Frontenac qui, pourtant, n’est pas précisément un ami des Pères Jésuites. Et comment, en vérité, Monsieur de Frontenac serait-il ami des Jésuites, lui pur disciple de Jansénius, lui qui s’est choisi, dans le temps, des amis au sein même de Port-Royal et lui qui, à vingt ans, s’y trouvait une maîtresse ?

Le vieillard se remit à rire et poursuivit :

— Sans doute, Monsieur le Comte s’est bien gardé de la moindre indiscrétion, et il a eu bien soin de cacher ses secrètes amours comme ses