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L’ÉCHAFAUD SANGLANT

— Son origine ? bafouilla-t-il, la bouche pleine encore, comme s’il n’eût pas très bien compris la pensée de son interlocuteur.

— Oui… où il est né ton Louison ? Quels étaient ses parents ?

Flandrin Pinchot demeura dans son hébétude, mais il mâchonna aussitôt avec ardeur tout en continuant de considérer Maître Jean avec « son air sans comprendre ».

Maître Jean amplifia son sourire et reprit :

— Je ne t’ai jamais posé la question, parce que, à t’entendre parler par ci par là, toi et, quelquefois aussi ta femme, j’ai deviné que tu ne savais pas grand’chose sur ce compte-là. Pourtant, tu dois avoir quelques indices… voyons !

Flandrin avala avec effort pain et fromage à demi mastiqués seulement et, avec un hoquet, répondit :

— Dame ! quels indices peut-on avoir, Chouette et moi. On n’en a qu’un : que Louison n’a pas de parents, vous le savez bien, et qu’on ne sait pas où il est né.

Alors Pinchot put lui faire la petite histoire de cette vieille voisine qui avait adopté l’enfant, avant que lui-même n’en prît charge.

— Il était peut-être l’enfant de cette femme… de cette voisine ?…

— Mais non, ne croyez pas, Maître Jean. Elle était beaucoup trop vieille… soixante-dix ans dans le moins… pour avoir un enfant de quatre ou cinq ans. Je ne sais qu’une chose, Maître Jean, c’est que ma voisine avait reçu cet enfant trois ans auparavant d’un inconnu qui lui avait remis une somme d’argent suffisante pour élever l’enfant durant quelques années.

— Tu ne sais pas autre chose ?

— Non, Maître Jean. Je vous l’ai dit, c’est tout ce que je sais sur le compte de Louison.

Le vieillard garda le silence et parut réfléchir.

Pinchot acheva son fromage et sa tasse de vin et se leva brusquement en déclarant :

— Bon ! voici l’heure d’aller au poste.

Il regardait une pendule accrochée au mur.

— Veux-tu une autre tasse de vin ? interrogea la Chouette.

— Non, Chouette, j’en ai assez. Vous, Maître Jean, continua-t-il, vous allez m’excuser… la Chouette vous tiendra compagnie !

— Non ! non ! fit le vieillard avec vivacité, je ne veux pas faire passer le temps à ta femme. Je t’accompagne, Flandrin, tout en regagnant mon logis.

— C’est bon, venez.

Pinchot avait glissé une longue rapière à sa ceinture, enfoncé un large chapeau à plume sur sa tête, jeté une cape grise sur ses épaules, et déjà il gagnait la porte.

Maître Jean fit ses adieux à la jeune femme et marcha à son tour vers la porte. Mais là, Pinchot s’était subitement retourné pour s’écrier :

— Bon ! qu’allais-je oublier, sang-de-bœuf !

Il fit un bond vers sa femme, la saisit sous les bras, l’éleva jusqu’à lui, car il avait bien un bon pied et demi de taille de plus qu’elle, et il l’embrassa fortement sur les deux joues.

— Voyons, dit-il en même temps sur un ton bourru, sois bonne femme, Chouette, jusqu’à ce que je revienne !

Sur ce, il sortit précipitamment et s’en alla vers la haute-ville à grandes enjambées. Maître Jean, après l’avoir suivi durant quelques minutes, le laissa aller seul et s’arrêta à bout d’haleine.

— Quelles jambes il a ce Flandrin !… murmura-t-il.

Puis, ayant repris vent, Maître Jean continua sa route pour rentrer peu après en son logis au bout de la rue Saint-Louis.


II

UNE COURTE HISTOIRE DE MAÎTRE JEAN.


Le logis de Maître Jean n’était ni grand ni riche. C’était une petite maison à comble et pignons pointus comprenant quatre pièces et un grenier. On entrait dans une salle commune assez spacieuse. À droite était la chambre du maître du logis, et au fond se trouvaient la cuisine et la chambre de la cuisinière.

Lorsque le vieillard pénétra dans sa maison, une voix de femme partant de la cuisine dont la porte se trouvait légèrement entre-baillée demanda :

— C’est vous, Maître Jean ?… Le déjeuner vous attend !

— Laisse-le attendre encore, ma bonne Mélie, je le mangerai sur l’heure de midi. Là, à présent, je n’ai pas faim.

— Au moins un verre de vin, Maître Jean ?

— Non, pas de vin non plus : j’ai bu une tassée chez Flandrin Pinchot.

Et, sans plus, Maître Jean pénétra dans sa chambre dont il referma soigneusement la porte.

Là, le vieillard n’avait plus son sourire, et une sombre inquiétude paraissait le tourmenter. Son visage avait pâli et ses traits s’étaient légèrement contractés. Il posa son chapeau sur une table, sa canne à pomme d’or dans un coin et il alla s’asseoir dans un large fauteuil sans songer à retirer son manteau. Il laissa tomber sa tête et ses longs cheveux blancs sur le dossier, ferma les yeux et demeura abimé dans une longue rêverie.

La chambre était grande, claire, et propre. Un grand lit occupait l’un des angles. Dans un autre angle se dressait une haute armoire à linge. Puis là, une table avec un nécessaire à toilette. Ici, un grand coffre de chêne bardé de fer et cadenassé. Quelques images aux murs achevaient la décoration.

Maître Jean demeura plongé dans sa méditation une bonne heure. Il ouvrit les yeux, passa une main blême sur ses paupières et regarda le ciel par une haute croisée. On ne pouvait voir par cette croisée que du ciel, des arbres qui commençaient à faire leurs feuilles, et un peu plus loin, à travers une éclaircie, une partie des murs de la ville.

Il murmura :

— Comment vais-je pouvoir pénétrer ce mystère ?…

Il se leva, marcha vers le coffre, l’ouvrit et y prit un portrait tout encadré, le portrait d’une jeune fille ou d’une jeune femme. Le peintre y avait mis ses couleurs les plus vraies, et la