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JEAN DE BRÉBEUF

cieuse, et plus loin dans les eaux du lac alla s’enfouir avec un bruit qui ressembla à une plainte.

Un cri d’étonnement s’échappa des lèvres des indiens. Et comme si ces hommes de race antique, à qui Jésus-Christ demeurait inconnu, avaient été saisis d’effroi, ils se baissèrent dans les pousses, se glissèrent rapidement au travers des herbes et disparurent sans plus de bruit qu’ils n’avaient fait en venant.

— Ah ! mon père ! s’écria le chasseur avec admiration, que valent nos armes de guerre avec vous ? Vous l’avez bien dit, elles sont inutiles !

— Mon ami, sourit l’homme noir en remettant son crucifix à sa ceinture, Dieu est plus puissant que tous les pouvoirs du monde réunis… il est tout-puissant !

— Le Père Noir est grand, dit à son tour le jeune indien avec non moins d’admiration que le chasseur, il est plus grand que son roi !

— Parce que, mon ami, répondit doucement le Père Noir, il est l’enfant du bon Dieu, de même que tu es son enfant. Et le bon Dieu, qui aime ses enfants, les protège toujours quand les dangers se présentent ! Allons ! ajouta-t-il en riant, acceptons cette oasis que nous offre notre Père Céleste, et reposons-nous afin que nous puissions reprendre notre route pour la continuer jusqu’au coucher du soleil !

Et donnant l’exemple, il sauta agilement sur le sable du rivage. Et cet homme qui, malgré les plus durs voyages et les plus rudes labeurs, ne paraissait jamais fatigué, cet homme qui de son crucifix et de sa voix douce et pénétrante faisait reculer les pires ennemis et les mettait en fuite, oui, cet homme s’appelait simplement :

Jean de Brébeuf !


CHAPITRE II

PENDANT LA SIESTE


Le missionnaire pénétra sous la voûte sombre des pins pour scruter les pousses épaisses et les herbes qui tissaient un rideau presque impénétrable, et s’assurer que l’ennemi avait bien pris la fuite et ne s’était pas dissimulé avec le dessein de revenir attaquer par surprise les trois voyageurs.

Lui, qui connaissait si bien la nature de ces grands enfants des bois, savait que certaines tribus sauvages attaquent rarement leurs ennemis de front ; leur tactique préférée est de tendre un piège à ceux qu’ils veulent capturer ou tuer, ou de les surprendre dans le sommeil, ou encore de les guetter au sein de bois touffus et de tomber sur eux à l’improviste. Toutes braves et courageuses qu’on a dit ces peuplades de l’Amérique, elles n’ont jamais ou, pour le moins, rarement affronté un ennemi, cet ennemi fût-il de leur race. Encore moins affrontaient-elles le blanc ou l’européen. Chez elles la ruse était la plus belle vertu du guerrier, la bravoure et l’audace étaient secondaires. Néanmoins cette audace et cette bravoure chez l’étranger les intimidaient. Un européen intrépide et courageux pouvait à lui seul faire reculer par une simple attitude de défi la troupe de peaux-rouges la plus féroce, et tant qu’il demeurait face à face avec ces fauves, le danger demeurait écarté ou en suspens ; mais malheur à lui s’il commettait l’imprudence de tourner le dos avant que la troupe n’eût retraité et pris la fuite : il était voué à la pire des morts. Avec la ruse, la traîtrise était chez ces peuples un autre élément de vertu dont était façonnée leur nature guerrière et vindicative. C’est pourquoi ces guerriers ne considéraient pas comme brave, dans le sens que nous l’entendons, l’homme blanc qui osait leur faire face ; ils attribuaient son attitude courageuse à quelque sortilège qui pouvait leur être funeste. Rien ne faisait trembler autant ce fils de la forêt que ce pouvoir surnaturel qu’il imaginait chez le blanc intrépide. Ces peuplades ne pouvaient non plus attribuer au courage et à la force morale l’attitude sereine et impassible des blancs qui tombaient en leur pouvoir, et qui ne proféraient pas même une plainte au milieu des supplices les plus affreux que ces bourreaux s’ingéniaient à improviser. Là encore ils imaginaient une sorte de pouvoir surnaturel qui les étonnait ; et, dominés par ce pouvoir, épouvantés souvent, ils enrageaient et croyaient le détruire en réduisant en charpie le corps de leur victime et en mangeant son cœur et ses chairs. Jean de Brébeuf fut bien, à ces enfants naturels de la terre d’Amérique, l’homme qui représenta à son plus haut prestige cette force surnaturelle. Durant seize ans il fit face à la mort qu’une tribu