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JEAN DE BRÉBEUF

à la folie, et pour la posséder le jeune chef se soumettrait à ses conditions. Elle se trompait. Mais elle allait, elle, selon son inspiration, sans crainte pour elle-même. Elle savait encore que sa vie n’était pas en danger, jamais l’Araignée n’oserait la tuer tant qu’il aurait le plus petit espoir de l’avoir pour sa femme. Elle était donc rassurée quant à sa propre existence. Il faut dire aussi que la jeune fille aurait certainement fait le sacrifice de sa vie pour sauver ses congénères et le Père Noir ; elle eût même préféré donner sa vie que de se donner, vivante, à ce barbare qu’était l’Araignée qu’elle haïssait et qu’elle méprisait. Et chose étonnante, combien d’autres jeunes filles de sa race se seraient données à l’Araignée rien que pour l’honneur d’être la femme d’un tel chef, et lui auraient même sacrifié leurs parents, leurs amis et toute leur tribu ? C’est la religion qui avait façonné ainsi cette âme noble et généreuse née de la barbarie, et c’est Jean de Brébeuf qui avait été le merveilleux outil.

Marie, essoufflée, épuisée par la dure course qu’elle avait faite à travers bois et dans la neige, s’abandonnait avec confiance au bras de l’Araignée. Sa confiance avait grandi d’entendre la voix tremblante et douce du jeune homme. Ah ! Dieu peut-être allait enfin exaucer ses vœux ! Pauvre Marie ! si elle avait pu sonder le cœur de ce chef orgueilleux, cœur sombre, fielleux. haineux, dans lequel les lumières de la religion n’avaient pas pénétré ! Ah ! oui, comme elle se trompait ! Elle était le jour franc, ouvert, éclatant : lui était la nuit noire, fermée, traîtresse !

Après un long silence, le jeune chef releva la tête et dit doucement :

— Viens, ma sœur, le froid te fait trembler après avoir eu chaud ! Viens, en bas, au fond de ce ravin, il y a du feu !

Elle se laissa guider, docile.

Quelques sauvages s’agitèrent dans leur sommeil lorsque l’Araignée jeta des branches sèches sur le feu pour le raviver. Quelques-uns, s’étant réveillés, aperçurent dans la clarté vive qui montait la silhouette de la jeune huronne ; mais, sans marquer d’étonnement, ils se rendormirent.

Il était environ onze heures et demie. La nuit était vivement étoilée et froide. Depuis longtemps la lune avait disparu à l’ouest.

Le chef iroquois fit asseoir la jeune fille sur un tronc d’arbre près du feu et lui offrit un morceau de viande saignante qui reposait dans les cendres.

— Non, refusa doucement la jeune huronne, je n’ai pas faim.

L’indien se plaça debout derrière elle, silencieux, ses regards chargés d’éclairs fulgurants.

Après un long silence, Marie, sans lever la tête, demanda timidement :

— Le grand chef a-t-il pris une résolution !

Oui, répondit l’Araignée d’une voix rude et sombre.

Il garda le silence.

La jeune fille tressaillit, leva la tête et le regarda profondément.

— Écoute ! dit seulement le jeune indien.

On pouvait saisir l’approche d’une troupe d’hommes.

Puis le bruit cessa. Alors retentit à peu de distance un hurlement de loup.

L’Araignée imita le même hurlement. Peu après une deuxième bande d’Iroquois dévalait dans le ravin. Ceux qui dormaient se levèrent en poussant des grognements indistincts. Mais pas un guerrier ne parlait. Les nouveaux venus demeuraient appuyés sur leurs armes et regardaient l’Araignée et la jeune huronne. Marie depuis un moment était torturée par l’angoisse, elle comprenait qu’elle s’était vainement jetée dans la gueule du loup.

Le chef iroquois fit un signe à deux de ses hommes d’approcher et leur dit, assez haut pour être entendu de Marie ;

— Surveillez la huronne, elle est ma prisonnière !

Marie s’affaissa sur elle-même.

L’Araignée parcourut les rangs de sa troupe, puis s’entretint à voix basse durant quelques minutes avec un de ses lieutenants.

Quelques instants plus tard, une autre bande vint se joindre aux deux premières. Puis trois autres survinrent encore. À une heure du matin, les cinq cents guerriers iroquois étaient réunis, et l’Araignée donnait l’ordre du départ pour la bourgade Saint-Ignace.

Marie, dont on venait de lier les mains, lui cria :

— Prends garde, ô chef ! que la colère du ciel ne te frappe, toi et tes guerriers !