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JEAN DE BRÉBEUF

puis il souleva les deux indiens, les sépara brusquement, brisa pour ainsi dire leur étreinte, et pour une minute il les tint à distance au bout de ses bras puissants. Un murmure d’admiration s’éleva parmi la foule des sauvages. Les deux adversaires, suffoqués et ensanglantés, se regardèrent avec une sorte d’hébétement, tant la force remarquable de l’homme en robe noire les stupéfiait. Et c’était la première fois, peut-être, que Jean de Brébeuf usait de sa force musculaire contre des êtres humains. Mais la violence de son action était due à sa générosité : il voulait sauver la vie du jeune chef iroquois qui, d’une minute à l’autre, pouvait être massacré par les Hurons.

— Gaspard ! cria-t-il.

Le malouin accourut, figé lui aussi par la surprise.

Jean de Brébeuf lui jeta Jean Huron dans les bras disant :

— Emmène-le et maintiens-le !

Gaspard saisit le jeune homme dans ses bras et l’emporta à l’intérieur de la cabane.

Le missionnaire se pencha à l’oreille de l’Araignée et murmura :

— Mon fils, vois là cette plateforme… Saute par-dessus la palissade et fuis, tu n’as que le temps !

En effet, Jean de Brébeuf venait de saisir un grondement de colère et de menace parmi les guerriers hurons, de même qu’il avait surpris des reflets de lames de couteaux.

L’Araignée s’élança vers la plateforme… Mais il était déjà trop tard : vingt guerriers, qu’on aurait dit surgis tout à coup du centre de la terre, barrèrent le chemin à l’iroquois en brandissant des tomahawks et des couteaux.

Le jeune chef iroquois buta et tomba sur un genoux.

— Frappez ! cria une femme en agitant sa torche.

Mais Jean de Brébeuf dressait déjà sa haute taille entre le jeune iroquois et les guerriers hurons.

— Arrêtez ! tonna-t-il.

Sa main frémissante était levée vers les tomahawks.

— Mes enfants, ajouta-t-il sur un ton autoritaire, cet homme est mon hôte et sa vie n’appartient qu’à moi… Retirez-vous !

Plus que la voix impérative du missionnaire ces paroles étaient un argument irrésistible. La vie d’un hôte chez l’indien est sacrée. Si donc l’Araignée était l’hôte du Père Noir, lui seul, en vérité, pouvait disposer de sa vie ! Les guerriers hurons abaissèrent leurs armes, mais non sans un grondement de sourde fureur.

Mais le reste de la population, enthousiasmée par la magnanimité du Père Noir, l’acclama avec délire.

— Ekon ! Ekon ! Ekon !…

Les torches s’agitèrent avec violence, des cris joyeux partirent et volèrent vers la forêt noire troublant sa solitude. Des femmes et des enfants s’empressèrent autour du missionnaire qui tenait une des mains du jeune chef iroquois. Lui, en dépit de sa confusion, essayait de couvrir son masque d’impassibilité. L’orgueil éclatait toujours dans ses regards brillants. Ses lèvres sanglantes et déchirées esquissaient un sourire de dédain. Il relevait la tête avec une fierté indomptable.

Jean de Brébeuf sourit.

— Mes enfants, reprit-il en s’adressant à ses sauvages, je vois que vous savez encore observer les lois de l’hospitalité. J’ai reçu l’Araignée sous mon toit, il était donc mon hôte. Mais en sortant, il s’est trouvé sur le passage de Jean, et tous deux se sont jetés l’un sur l’autre dans un moment d’irréflexion. La vie de l’Araignée m’appartient donc, et je respecte sa vie comme je veux qu’on respecte la mienne, comme vous voulez que la vôtre soit respectée. Le guerrier est grand et fort s’il sait être généreux ; il est faible et impuissant s’il ne sait pas pardonner à son ennemi ! J’ai dit.

— La vie du jeune chef iroquois sera respectée, clama la voix forte d’un guerrier huron.

Une clameur d’approbation retentit.

— Merci, mes enfants, reprit le missionnaire. Et puisque tous vous connaissez les usages de l’hospitalité, puisqu’il est vrai que vous appartenez à une grande tribu, éclairez-nous, moi et mon hôte, escortez-nous jusqu’à la porte de la palissade. Que le grand chef l’Araignée emporte de notre village le meilleur souvenir ! Qu’il enseigne à sa nation que le peuple Huron est un peuple brave, courtois et grand ! Qu’il sache qu’il vaut mieux être votre ami, que votre ennemi !

Il fit un grand geste dans la direction de la porte.