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JEAN DE BRÉBEUF

quelconque. Ses lèvres minces étaient teintes d’un rouge écarlate. Il ne portait nul ornement qu’une griffe d’ours qui servait à agrafer sa mante sous le menton. Avec sa pose fière, son attitude hautaine et dominatrice, son accoutrement et ses tatouages cet enfant des bois aurait fort tenté un sculpteur, et nul doute que l’œuvre eût été unique en son genre.

Comme on l’a pensé, cet indien n’était autre que le célèbre chef iroquois, l’Araignée.

Tandis que le missionnaire continuait de prier devant le crucifix, l’indien, toujours dans la pose que nous avons décrite, demeurait tranquille, aussi tranquille que s’il se fût trouvé chez lui, et insoucieux en apparence des dangers qu’il courait en pénétrant ainsi dans une bourgade ennemie. Car, chose certaine, malgré la loi sacrée de l’hospitalité chez ces indiens, loi qui protège la vie de celui qui reçoit l’honneur de cette hospitalité, si le jeune iroquois eût été surpris là par les Hurons, c’en eût été fait de sa vie. Nul doute que l’Araignée savait cela, et pourtant il apparaissait sans arme. Mais il connaissait les saintes et miséricordieuses maximes du missionnaire, et peut-être se savait-il en sûreté sous son toit ? Sinon, il faut admettre que ce jeune homme était d’une audace déconcertante.

Dix minutes s’écoulèrent ainsi. Jean de Brébeuf, demeuré jusque-là la tête penchée sur sa poitrine, releva ses yeux vers le crucifix. Pendant quelques minutes il demeura comme en extase. Puis il fit un grand signe de croix, se prosterna et lentement se leva. Mais avant même, chose étrange, qu’il se fût tourné vers son mystérieux visiteur et l’eût aperçu, il prononça d’une voix excessivement douce et tendre :

— Tu me pardonneras, mon fils, de t’avoir fait attendre ; mais j’avais mes hommages à rendre à mon Seigneur et Dieu. Maintenant je suis à ton service.

Il souriait doucement en se tournant vers l’indien.

Observons que Jean de Brébeuf s’était exprimé en français.

L’indien, tout impassible qu’il voulut paraître, tressaillit, et même il fit un pas de recul. Il s’étonnait que le Père Noir se fût aperçu de sa présence, et c’était pour lui un fait prodigieux. Il n’était pas loin de reconnaître à cet homme en robe noire un pouvoir surnaturel qui ne laissait pas que de l’émouvoir. Mais excessivement orgueilleux, il se domina pour reprendre aussitôt son attitude arrogante qu’il avait un peu perdue dans le premier moment de surprise, et en un français assez correct, il dit :

— Le Père Noir possède un grand pouvoir. Ses yeux voient en avant et en arrière. Ils voient quand ils sont fermés. Ses oreilles entendent le vol de la mouche. Le Père Noir est un grand frère !

— Mon fils, ce pouvoir ou ces qualités que tu m’attribues me viennent de Lui !

Il indiqua le crucifix.

— Oui, fit le jeune indien en inclinant la tête, c’est un grand Manitou.

— C’est le bon Dieu… corrigea simplement le missionnaire. Si jamais tu désires devenir grand et fort, ajouta-t-il, il te donnera grandeur et force.

— Le Père Noir ne me connaît pas, car je suis grand et fort, répliqua orgueilleusement l’Araignée.

— Soit. Mais tu pourrais devenir plus grand et plus fort.

L’indien secoua la tête avec un air sceptique. En effet, il s’imaginait être le plus grand et le plus fort de tous les êtres vivants.

Le missionnaire se dirigea vers sa table de travail d’un pas lent et tranquille. Il s’assit sur son escabeau, posa les deux coudes sur la table, joignit les mains sous son menton, pose qui lui était familière, et reprit.

— Mon fils, je te prie de me faire savoir ce qui me vaut le plaisir de ta visite.

Tout en tenant ses regards de feu attachés sur le missionnaire, l’indien avait tourné lentement sur lui-même pour demeurer dans son attitude hautaine et dominatrice. Ainsi placé il se trouvait vivement éclairé par la bougie, et le missionnaire pouvait distinguer nettement ses traits. Jean de Brébeuf le regarda un moment avec une sorte de tendre admiration, puis il sourit longuement.

— Je t’écoute, mon fils, reprit-il voyant que l’indien gardait le silence.

Celui-ci alors darda le feu de ses prunelles enflammées dans les regards profonds et doux du missionnaire et dit d’une voix rude :

— Le Père Noir ne sait donc pas qui je suis ?… Qu’il regarde !