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JEAN DE BRÉBEUF

— Je souhaite qu’il m’oublie.

— Eh bien ! nous irons au Père Noir et nous lui demanderons de nous unir.

— Jean, je suis prête, si le Père Noir le veut.

— Et tu seras bien contente et bien fière d’être ma femme ? interrogea le jeune indien dont le regard semblait exprimer un doute.

— Je serai bien heureuse, Jean ; car jamais je ne souhaiterai un autre époux que toi !

— Bon, je suis content, et tranquille, car jamais l’Araignée ne te possédera.

Il se leva vivement. Son regard sombre s’éclaira, les traits de sa figure s’animèrent, ses lèvres esquissèrent un sourire de triomphe. Il fit un geste emphatique et se mit à parler d’une voix sourde, tandis que ses yeux jetaient des éclairs.

— Marie, je veux que tu le saches : une fois que je serai devenu le chef de ma tribu, je serai fort et puissant. Je pourrai commander à nos guerriers et je m’élèverai aussi haut que l’Araignée. Je lui livrerai la guerre… une guerre sans pitié, jusqu’à ce que, écrasé sur ses genoux, il me demande grâce ! Alors je l’humilierai tellement, qu’il verra ses pères se lever d’entre leurs os blanchis et le montrer du doigt avec mépris. Je verrai son front se couvrir de honte et devenir plus rouge que le nuage rougi par le soleil couchant ! Je le verrai s’arracher les yeux de ses propres mains pour ne pas voir les ombres terribles de ses aïeux ! Je le verrai aussi tout couvert des crachats de ses propres guerriers comme le crapaud est couvert de limon !

Le jeune indien avait haussé sa taille fine et souple, il tendait un poing crispé avec un air si terrible et si beau à la fois que, frappée d’admiration, la jeune huronne se mit à genoux pour le contempler.

Il se tut pour regarder la jeune fille un moment, puis reprit, mais d’une voix douce et tendre cette fois, tout en écoutant attentivement les sons de sa voix, tout en s’enivrant de sa parole devenue harmonieuse et sonore. Car disons ici que le sauvage aime le beau langage, il admire et ne se lasse jamais de l’entendre. Le jeune indien se plaisait à imiter Jean de Brébeuf qui, par sa parole éloquente, avait tant émerveillé ces enfants de bois. Souvent il leur récitait quelques passages de l’œuvre d’un poète nouveau dont la renommée était venue jusqu’en Nouvelle-France, Pierre Corneille. Les sauvages écoutaient avec ravissement la parole fière et vibrante, l’harmonie des mots et des rimes, mais se plaisaient surtout aux grands gestes du missionnaire.

Jean Huron reprit donc :

— Ô Marie, salut à toi, vierge de ces forêts chères où frissonne sans cesse l’âme noble et fière de nos ancêtres ! Vois ces bois qui touchent presque au ciel du grand Dieu, ils seront les voûtes de ton palais ! Leurs rameaux entre-croisés seront ta couronne ! Car tu seras la reine éblouissante que leurs cimes salueront ! Alors, tout se courbera devant toi, hommes et bêtes ! Tout rampera, et les herbes murmureront leurs hommages quand tu les fouleras de tes pieds ! Les fleurs exhaleront leurs plus suaves parfums ! Les oiseaux t’apporteront en présent leurs nichées, et ils chanteront ta gloire et tes louanges ! Les guerriers étrangers franchiront les plus lointaines pour venir déposer à tes pieds l’expression de leur fidélité et l’hommage de leur admiration ! Toutes les nations s’uniront de concert pour célébrer ta beauté et ta puissance ! Les vents emporteront sur leurs ailes légères ta renommée jusqu’aux quatre coins de l’univers ! Du grand ciel tomberont des pluies de joie et de bonheur que nulle femme encore, nulle reine n’aura reçues en partage ! Les femmes des grands chefs t’apporteront les mets les plus exquis et poseront sous tes pieds les nattes de velours et d’or ! Les enfants sèmeront des fleurs sur tes pas ! Et tu seras alors si belle, si majestueuse, si resplendissante que l’œil humain n’osera plus te regarder, il se couvrira comme le soleil, dans un jour de deuil, se couvre du nuage qui passe ! Ô Marie ! c’est moi qui te veux ainsi, et c’est moi qui te ferai ainsi ! Car je t’aime ! Mon âme à la tienne déjà entremêlée brûle de feux puissants et me commande de te conquérir les plus beaux diadèmes ! Car je t’aime mieux que la mère ne peut aimer ses petits ! Mon cœur est tellement rempli de ton image, de ton souffle, de ta vie, qu’il me semble près d’éclater ! Je t’aime, Marie, parce que tu m’as fait croire que tu m’aimes aussi !…

— Oh ! crois, crois, mon Jean aimé !… cria dans un sanglot de joie et d’amour la jeune huronne prosternée.

— Je crois… je crois… poursuivit avec exaltation le jeune homme. Ô Marie ! ja-