Page:Féron - Fierté de race, 1924.djvu/70

Cette page n’est pas destinée à être corrigée.

68 — Ainsi, dit-il, en attendant que tu aies mis la main sur LÀ FEMME D’OR, tu viens faire la critique de là grande Sarah ? — Tu te trompe grandement encore si tu penses que c’est moi qu’on a chargé de cette haute et délicate mission. Pas du tout. Je te répète que je cours la petite nouvelle seulement, et non la grande ! Mais dis donc, Audet, on ne fait que parler de moi. . . .sais-tu ce qiu je me suis laissé dire ? — Je me le demande déjà. — C’est Lavoie qui m’a soufflé la petite nouvelle. — Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda l’architecte qui, depuis un moment, s’amusait à lorgner au passage les jolies canadiennes. — Quoi ! la nouvelle au sujet d’Audet ... tu sais bien ? En même temps que ces paroles le reporter clignait de l’oeil à son ami. — Bon je me rappelle, répondit l’architecte. — Qu’est-ce dqjic ! ? interrogea l’avocat très curieux.

— On vous accuse, maître, de briguer le . . .

comment dirais-je ? — Le suffrage féminin !— déclara le journalisme en riant. . L’avocat éclata de rire. — J’espère bien, dil-il, que tu ne vas pas me mettre dans la petite colonne ? — Tu préfères la grande colonne ? — Mettons que je ne préfère rien du tout. — .Alors, rien de fondé, rien de vrai dans la nouvelle ? — C’est-à-dire, rien de définitif, mon cher. — Dites donc vous autres ! s’écria l’architecte, allez-vous passer la veillée ici ?! Il est huit heures et le rideau est sur le point de lever. — (Entrons !— proposa l’avocat. Les trois amis pénétrèrent dans le théâtre en jouant des coudres pour se livrer passage dans la masse humaine qui devenait plus compacte de minute en minute. La représentation annoncée pour huit heures ne commança qu’a huit heures et demie. Sarah Bernhardt, ce soir-là, jouait LÀ SOR-CIERE, de Sardou. Dès son apparition sur la scène clic fut applaudie avec frénésie. Le théâtre était bondé, toutes les loges étaient remplies à leur capacité. Pourtant une .des loges du balcon, à gauche,, demeurait vide. Des spectateurs, qui n’avaient pu se procurer des sièges et qui demeuraient debout, demandèrent l’autorisation d’occuper cette loge. On leur répondit que c’était impossible, vu que la loge avait été retenue. En effet, entre le premier et le deuxième acte, on vit une femme très élégante, revêtue d’une mante fourrée d’hermine, et précédée d’un placeur descendre le couloir vers la loge inoccupée. La femme pénétra dans sa loge, laissa tomber sa mante fourrée d’hermine sur le dossier d’un fauteuil, prit sa lorgnette et son éventail et vint s’asseoir près de la rampe. Tous les spectateurs avaient tourné les yeux vers cette femme. Les conversation engagées s’étaient soudainement tues. Pour un moment Sarah Bernhardt était oubliée. . . on ne s’occupait plus que de la belle jeune femme. C’était une magnifique blonde aux cheveux dorés, et sa robe était de la couleur de l’or, sa lorgnette était d’or, son éventail était d’or. . . tout était or chez cette femme ! Celui des spectateurs qui avait paru le plus frappé par cette apparition avait été probablement Alban Ruel, le reporter. Il était dans le balcon de droite et faisait presque vis-à-vis avec la femme inconnue. Il était devenu simplement livide, et ses regards laissaient échapper des lueurs fauves. Il se pencha à l’oreille de l’architecte et murmura d’une voix méconnaissable : — LÀ FEMME D’OB ! Lavoie lui-même paraissait frappé de stupeur et de vertige. — N’est-ce pas une hallucination ? demanda t-il. — Mais non. . . vois donc : tout le monde a les yeux sur cette femme ! — Tiens ! fit le jeune architecte, on dirait qu’elie dirige sa lorgnette par ici ! En effet, la jeune inconnue, dont la beauté créait un éblouissement, venait très délibérément d’élever sa lorgnette d’or à ses yeux, et elle passait en revue les spectateurs de la galerie et des balcons. Puis, la lorgnette parut se fixer sur un point unique : le balcon de droite . , Alban Ruel poussa du coude son compagnon et lui souffla ces mots : — On dirait que c’est toi ou moi qu’elle lorgne ainsi ! — Diable ! fit Lavoie en rougissant, elle sourit ! Le reporter suait à grosses gouttes, et de livide qu’il était la minute d’avant, il devint rouge comme la crête d’un coq. — Jour de Dieu ! balbutia-t-il, c’est moi qu’-elle regarde. . . c’est à moi qu’elle sourit ! Il allait s’évanouir ou de prîiisir ou d’épouyante. . . . Mais, à la même seconde le théâtre tomba dans l’obscurité : le rideau levait sur le deuxième acte, de LÀ SORCIERE. Alban Ruel n’eut pas conscienne des scènes de ce deuxième acte ; pas une seconde il ne détacha son regard de la loge de la FEMME D’OC. Et à tout instant on aurait pu l’entendre murmurer : -y-Oh ! cette femme m’attire. . . je sens que j’aime cette femme ! Après le deuxième acte dès la tombée du rideau, alors que toute l’assistance applaudissait avec une nouvelle frénésie, Alban Ruel sans un mot à son compagnon quitta son siège. et avant que les lumières fussent faites, se rua pour ainsi dire dans le passage menant à l’arrière de la galerie et de la se dirigea vers la loge de la femme mystérieuse. Il dut se faire jour au travers des spectateurs qui, debout dans le couloir, formaient une masse presque infranchissable. Enfin, après une lutte glorieuse, il arriva à la loge qui l’attirait si mystérieusement D’une main fébrile ii écarta les rideaux de l’entrée, puis il jeta à l’intérieur de la loge un regard ardent. Il tressaillit violemment, pâlit, recula, chancela. . . . La loge était vide !