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FIERTÉ DE RACE

ouragan, un remous formidable dans la foule compacte, des roulements de tonnerre…

Les cuivres de la fanfare vibrèrent au-dessus de ce déchaînement avec l’air favori « Vive la Canadienne ».

À présent le docteur Crevier et Georges protègent Lucienne contre la foule qui se presse hurlante. Chacun veut la voir, la féliciter, lui serrer la main…

Dans un jeu de lumière et un décor de fleurs la photographie de Lucienne apparaît au fond de l’estrade. Un nouveau tonnerre éclate, roule, se répercute. Et la masse agitée de folie se précipite encore vers Lucienne…

Malgré le triomphe de sa nièce, Mme Renaud était sombre. Sombres aussi M.  et Mme Hartley. Oh ! si leur fils se fût trouvé à ce moment auprès de la belle et glorieuse concurrente !…

Pendant que Lucienne est fêtée, Gabrielle, à l’écart avec le jeune Hartley et quelques personnages qui, dans la défaite, demeurent près de leur héroïne, Gabrielle, disons-nous, bleuissait de dépit et de rage. Oh ! comme il avait été court son triomphe ! Quelle chute… après avoir été lancée jusqu’aux nues !… Oui, Gabrielle enrageait ! Mais il lui restait au moins le droit de se venger du succès de sa rivale !

Aussi, ce fut avec un sourire entendu, bien étudié, que la jeune fille dit assez haut pour être comprise du plus grand nombre possible :

Good heavens ! peut-on recevoir ainsi des chèques de dix mille dollars rien que pour un sourire !

À ces mots entendus, le jeune Hartley frissonna.

Une personne dans l’entourage de Gabrielle prononça :

— Avec ça que le vieux docteur n’est pas si vieux qu’il en a l’air !…

— Et il ne se paye pas avec des prunes sèches ! fit un autre personnage dans un éclat de rire.

Hartley, d’un geste brusque et impérieux, imposa le silence.

Gabrielle le regarda avec étonnement.

Le jeune homme promena autour de lui un regard froid et prononça lentement ces paroles :

— Mademoiselle Renaud ne sera pas ma femme… et, cependant, je me porte garant de son honneur !

Et sans prendre le temps de juger de l’effet de ses paroles, le jeune Hartley s’éloigna d’un pas sec et sortit de la salle.

Lucienne continuait de recevoir les honneurs de la fête !


XIX

L’abdication


Après Noël, les derniers jours de l’année de 19… s’étaient bien vite écoulés. Puis le nouvel an s’était passé tristement chez M. Renaud, surtout après l’incident survenu au retour de la messe. À l’église, où Lucienne avait accompagnée M.  et Mme Renaud, Georges Crevier l’avait regardée, tous deux s’étaient fait un petit signe amical, et au sortir de la messe le jeune homme n’avait pas osé s’approcher de l’orpheline, et il l’avait laissée s’en aller avec l’oncle et la tante. Mais il n’était pas midi que Georges, voulant à tout prix souhaiter la bonne année à celle qu’il espérait encore avoir pour femme, venait sonner à la porte de M. Renaud avec l’espoir que Lucienne viendrait le recevoir. Il joua de malheur : ce fut la tante qui se présenta.

— Ah ! c’est vous… dit assez rudement Mme Renaud. Vous n’avez pas de chance pour un premier de l’an, Lucienne est allée en visite chez des amies… Hélas ! oui, des amies où elle dînera, où probablement elle finira la journée. Mais si vous voulez repasser demain… après-demain, ou jamais… Hein ! n’est-ce pas ?… Ça nous fera bien plaisir !…

Mme Renaud avait débité « ces souhaits d’heureuse année » tout d’un bout, sans prendre vent, puis elle avait repoussé la porte.

Georges n’avait pas eu le temps de mettre une syllabe entre deux des paroles de Mme Renaud, et il s’était éloigné brûlant d’indignation.

Et Lucienne avait tous vu et tout entendu derrière un coin de rideau…

Le mois de janvier s’était écoulé bien long, bien sombre. Georges Crevier n’avait pas « repassé ». Le jeune Hartley n’était pas revenu chez les Renaud après le concours. Mme Hartley ne s’était pas montrée non plus. Et trois fois Mme Renaud voulant avoir une explication était allée rue de L’Esplanade ; mais chaque fois on avait répondu que Mme Hartley était absente.

Et la pauvre Mme Renaud dépérissait… c’était bien assez aussi ! Quoi ! ce mariage tant caressé, tant travaillé, allait-il s’évanouir en fumée ?… La haute situation sociale et la fortune entrevues, ces deux rêves si longtemps vécus, oui, allaient-ils eux aussi demeurer de simples rêves ?…

Mme Renaud ne savait qu’imaginer pour remettre la poêle au feu. Et elle attendait, elle espérait toujours un peu… Quoi ?… Le hasard… n’importe quoi… qui ferait remonter le poisson sur l’eau !

Et pendant qu’elle attendait, Lucienne, elle, espérait en attendant aussi que la divine Providence arrangeât les choses pour le plus grand bonheur de tous. Et avec l’attente, février était venu, puis le Carême et, enfin, l’aurore de Pâques.

Pâques !… et Lucienne au tréfonds d’elle-même chantait : RESURREXIT SICUT DIXIT ! ALLELUIA ! ALLELUIA !

Car elle avait reçu du docteur Crevier ces mots laconiques, mais expressifs :

« Ne vous inquiétez pas… Il vit… Il vous aime… C’est pour Pâques !… »

Et Lucienne avait compris, elle avait deviné tout au moins, elle avait espéré davantage, elle avait chanté encore : ALLELUIA !…

Il faut dire aussi que la jeune fille avait travaillé durant ces longs jours d’hiver… elle avait pour ainsi dire tissé peu à peu et de longue main le voile de l’hyménée.

Et cela avait commencée ainsi : vers la mi-janvier l’humeur de Mme Renaud s’était quelque peu améliorée. Comment ? Pourquoi ? Mystère !… Mais l’événement s’était pro-