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FIERTÉ DE RACE

sans s’informer du nom de la personne.

Le docteur Crevier entra.

Le jeune Hartley tressaillit.

Le docteur salua froidement et dit :

— Pardonnez-moi ma visite peut-être intempestive ; mais je l’ai jugée nécessaire afin d’éclairer un malentendu entre vous et moi.

— Je ne vois pas bien quel malentendu il peut y avoir entre nous, répliqua le jeune homme après avoir indiqué un siège au docteur.

— Le malentendu est celui-ci : vous m’avez jugé un peu sévèrement !

— Moi ?…

— Vous… en affirmant à mon neveu que j’avais séduit une demoiselle que… vous savez !

— Je n’ai affirmé rien de tel, monsieur, répliqua le jeune homme sur un ton haut.

— Prenons nos sens, jeune homme ! commanda le docteur sur un ton autoritaire. Soyons calme d’abord, et ce sera le plus sûr moyen de nous entendre.

— Soit. Mais je tiens à vous déclarer de suite que vos affaires de famille ne me concernent pas.

— Pardon ! vous êtes, au contraire, trop concerné. Ensuite, dites-moi pourquoi vous en êtes mêlé tout le premier ?

— Moi ?

— Sans doute, puisque vous vous êtes arrogé le droit de me diffamer auprès d’un membre de ma famille !

— Diffamer !… Le mot est gros. J’ai peut-être et tout au plus employé une expression un peu mal proportionnée…

— Précisément, monsieur, vous avez manqué de proportion, puisque le mot vous plaît. Mais laissons cela. Là où je veux en venir est ceci : vous aimez, ou, peut-être, vous dites aimer Mlle Lucienne Renaud, puisqu’on est convenu de l’appeler ainsi ?

— Monsieur, interrompit le jeune Hartley, encore une fois vous empiétez…

— Voulez-vous me laisser parler ? demanda le docteur de sa voix grave qu’il savait rendre digne et impressionnante. Je suis l’offensé, vous le savez ; j’ai donc des droits que vous ne pouvez méconnaître sans entacher votre qualité de gentleman, puisque vous êtes un gentleman.

— Je crois être ce que vous dites, monsieur.

— En ce cas, écoutez-moi.

— Parlez. Et le jeune Hartley affecta une indifférence moqueuse.

Le docteur ne prêta aucune attention à cette attitude, et il reprit :

— Donc vous prétendez aimer Mlle Lucienne, et vous l’aimez peut-être en réalité. J’irai plus loin : mettons que vous l’aimez jusqu’à l’adoration… Votre union avec Mlle Lucienne a été projetée depuis assez longtemps, et vous avez, pour appuyer votre projet, la tante de cette jeune fille. Mais il est arrivé que le jour où vous vous présentiez, ou bien le jour où l’on vous posait comme le futur possesseur de la main de Mlle Lucienne, celle-ci déjà se trouvait engagée.

— Je ne le savais pas, dit le jeune Hartley.

— Cela était cependant : Lucienne avait promis sa main à mon neveu. Ces deux enfants s’aimaient, de même qu’ils s’aiment encore aujourd’hui. Alors vous êtes venu, et Mme Renaud ayant pour vous des préférences que je n’ai pas le droit de discuter, mon neveu a été écarté, et Mlle Lucienne s’est vue dans l’alternative terrible ou de fuir ses parents adoptifs et de créer un scandale, ou de consentir à vous épouser. Vous me saisissez bien, n’est-ce pas ?

Le jeune Hartley fit un signe de tête. Le docteur poursuivit, imperturbable :

— Bon. Maintenant, j’arrive à une chose très délicate à traiter, mais je m’assure qu’il importe de jouer toutes nos cartes, les miennes et les vôtres, afin de ne pas donner prise à d’autres malentendus. Voici…

Le docteur baissa la voix et continua :

— Je veux parler des sentiments particuliers de Mlle Renaud à votre égard. Monsieur Hartley, vous avez dû comprendre ou deviner, pour peu que vous soyez perspicace, que Mlle Renaud ne vous aime pas. Elle ne peut pas vous aimer, puisqu’elle en aime un autre ! Le cœur d’une honnête fille ne se partage pas comme une marchandise quelconque : quand il se donne, il se donne tout entier et non à demi. Or, Mlle Lucienne ayant donné son cœur à mon neveu, vous est-il possible de le prendre ? Non… vous pouvez avoir la femme, mais le cœur manquera ! Alors vous en souffrirez atrocement… alors elle en souffrira, étant plus faible, plus atrocement encore ! Et de ce fait vous aurez fait votre malheur et le sien ! Il n’est pas possible que vous puissiez, en de telles conditions, fonder un foyer d’amitié, de paix et d’union. Si cette jeune fille est forcée de vous épouser, si elle a sacrifié ou mieux si vous lui avez pris son bonheur futur, vous pouvez être certain qu’elle vous en gardera un profond ressentiment. Vous pourrez vous dire : « Ah ! je finirai bien par m’en faire aimer ! »… Non, monsieur… C’est l’erreur grave de bien des jeunes hommes qui ont énormément souffert et qui ont fait des misérables pour avoir tenté cette expérience. Monsieur Hartley, vous êtes un gentleman et vous connaissez les sentiments intimes de Lucienne, vous comprenez aussi le terrible sacrifice que cette jeune fille accomplira le jour où elle vous prendra pour époux… Eh bien ! vous ne devez pas accepter un tel sacrifice. Je suis donc venu vous demander ceci au nom de la justice, du bon droit, du sens commun, et plus spécialement au nom de l’amour même que vous éprouvez pour l’orpheline. Oui, je vous demande simplement d’abandonner vos projets, Lucienne aime mon neveu, et lui l’adore ; laissez ces enfants vivre leur amour et leur vie. Voilà tout.

Comme on le voit, le docteur n’y était pas allé par les chemins détournés. Le jeune Hartley l’avait écouté sans impatience, mais son sourire moqueur n’avait pas un instant quitté ses lèvres.

Lorsque le docteur eut terminé son plaidoyer le jeune homme répondit d’une voix lente et posée :

— Monsieur le docteur, je regrette bien de ne pouvoir me rendre à votre demande…

— Pourquoi ?

— Il est trop tard !