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FIERTÉ DE RACE

invités de Mme Foisy ; puis, fixant Gabrielle, il annonça d’une voix lente et ferme :

— Mesdames, messieurs, j’ai le plaisir et l’honneur de vous annoncer les fiançailles prochaines de mademoiselle Lucienne Renaud avec monsieur Georges Crevier, mon neveu !

Ce fut un coup de tonnerre…


XV

Rencontre de rivaux


Dans sa chambre, bien modeste et simplement meublée d’un lit, d’une table et d’un fauteuil, Georges Crevier demeurait rêveur, triste, désespéré.

Garçon rangé et travailleur, il avait songé, dès les premières économies, à se créer un intérieur, une famille, un chez-lui. Ce rêve, depuis trois ans, était toute son ambition.

La grâce et la candeur de Lucienne, sa distinction, sa beauté, tout cela avait frappé Georges Crevier ; et, bien avant d’entrer en rapports avec la jeune fille, il s’en était épris ardemment. Il l’avait aimée de loin. Plus tard, l’occasion les avait rapprochés, lui et elle. Lucienne n’était pas demeurée insensible à l’amour qu’elle avait fait éclore, à son insu, au cœur du jeune homme. Ce garçon lui avait plu énormément, et elle l’avait aimé à son tour. Mais elle ne s’était pas prononcée, elle ne s’était pas liée ; seulement, elle avait paru donner beaucoup d’espérances à Georges. Et lui, dont l’amour se décuplait, avait pris ces espérances pour des promesses.

Plus tard encore, il était arrivé que Lucienne — pour les motifs que nous connaissons — avait feint d’oublier les amours commencées. Le jeune homme s’en était plaint. Lucienne était demeurée silencieuse et lointaine. Puis avait couru la rumeur que la jeune fille était la fiancée de James Hartley Jr. Cette rumeur avait été l’épreuve finale pour Georges Crevier que le désespoir avait abattu.

Car, sans Lucienne il lui avait semblé que l’existence ne serait plus possible. Il avait demandé l’oubli aux distractions : cela n’avait pas réussi à soulager son cœur meurtri. Il avait essayé de se prendre aux charmes d’autres jeunes filles ; mais ces autres jeunes filles lui avaient paru fades : il s’en était éloigné de suite. Alors, avait surgi l’effrayant désespoir… ce désespoir qui fait, même aux plus forts, désirer la mort !

Ce soir-là, encore, Georges Crevier était sous l’empire de ces pensées funèbres, quand une main frappa doucement à sa porte.

Le jeune homme alla ouvrir : c’était la maîtresse de pension.

— C’est une lettre pour vous, monsieur Georges !

— Merci, madame Loiselle.

Distrait, le jeune homme ne regarda même pas la suscription de l’enveloppe ; et quand la femme de la maison se fut retirée, il brisa l’enveloppe et en retira un petit feuillet sur lequel trois mots magiques étaient écrits comme en lettres de feu :

« Venez ce soir ! »….

Et ces trois mots étaient de Lucienne.

Comme s’il eût été pris de vertige devant le précipice d’amour, Georges Crevier se renversa sur son lit.

 

Ce même soir, Georges, mis dans son plus fin, la démarche très vive, ivre d’une joie qui le suffoquait presque, se dirigeait vers l’habitation de M. Prosper Renaud.

Comme il n’avait pas loin, un quart d’heure lui suffit pour atteindre la petite grille qui fermait la clôture du parterre.

La rue était plus obscure à cet endroit, parce qu’elle n’avait pour l’éclairer que les rayons d’une lampe électrique située à environ cent verges. Aussi Georges fut-il très étonné de voir un autre jeune homme, dont il ne pouvait déchiffrer la physionomie, s’arrêter également devant la grille qu’il allait pousser. Il s’arrêta court et chercha à reconnaître l’étranger. Celui-ci tournait le dos aux rayons de la lampe électrique, et le regard de Georges Crevier demeurait impuissant à mettre un nom sur les traits obscurs de l’inconnu.

Celui-ci demanda :

— Vous êtes monsieur Crevier ?

Georges fit un geste de surprise… il recula de quelques pas comme en face d’un ennemi mortel.

L’autre reprit, et Georges crut voir sur les lèvres de cet ennemi, qu’il devinait maintenant, un sourire ironique :

— Voulez-vous me permettre, monsieur Crevier, de vous rendre un petit service ?

— Quel service ! balbutia Georges.

— Celui qui vous empêchera de devenir ridicule. En même temps je vous donne ce conseil d’ami : passez tout droit votre chemin !

— Un conseil d’ami, dites-vous ? Nous ne sommes nullement des amis et nous ne le serons jamais ! ricana Georges avec dédain.

— Pardon… nous sommes amis, répliqua l’autre, par le fait que nous avons aimé la même femme !

— Nous avons aimé !… balbutia Georges très étonné.

— Mais nous ne l’aimons plus… ou mieux nous ne l’aimerons plus !

— Pourquoi ?

— Parce que cette femme… je veux dire cette jeune fille, n’est pas digne de notre amour !

— Ah !… Et Georges interdit recula d’un autre pas.

— Ce que j’ai su, surpris et vu, monsieur, continua l’autre froidement, m’a fourni la preuve incontestable que cette jeune fille ne peut pas être aimée par un honnête garçon, comme vous et moi.

— Qu’avez-vous vu ? interrogea Georges qui tremblait de tout son être.

— J’ai vu cette jeune fille — pardonnez-moi le mal que je vais vous faire car, j’ai moi-même souffert autant que vous pourrez souffrir — oui, j’ai vu cette jeune fille aux bras d’un homme sans réputation et sans honneur !

— Vous êtes certain ?… bégaya Georges qui, une main cramponnée à la clôture, l’autre à sa gorge, paraissait faire d’inouïs efforts pour ne pas tomber.