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FIERTÉ DE RACE

naud, de critiquer acerbement son époux qui, selon elle, mettait sans cesse des bâtons dans les roues. Ces trois dames formaient groupe à part.

Ah !… nous allions oublier M. Cox, père. Hélas ! ce pauvre M. Cox… ne vaudrait-il pas mieux l’oublier ?

Mais puisqu’il faut dire la vérité… eh bien ! nous dirons donc que deux vieilles femmes, aux rides profondes, aux cheveux gris et blancs, à bouches édentées, aux senteurs de tombeau, retenaient M. Cox prisonnier dans un coin très reculé du salon. Oh ! le pauvre homme eût volontiers donné la moitié de sa fortune et même la moitié de sa banque pour se voir délivré de ces deux vieilles chipies. Aussi ne cessait-il de tourner vers la florissante Mme Foisy des yeux de coq déplumé.

Pour ne pas sortir des limites de notre sujet, nous passerons sous silence les divers incidents plus ou moins vulgaires de cette soirée.

On était arrivé à l’heure de la collation : deux heures de nuit.

Dans le brouhaha qui se produisit, Lucienne, un moment, se trouva seule.

Le jeune M. Hartley, apparemment, n’attendait que cette occasion : il marcha rapidement vers la jeune fille. Mais il arriva trop tard et dut faire, bien à contre-cœur, demi-tour : car le docteur Crevier venait de s’incliner respectueusement devant la jeune fille et lui disait :

— Il me fait plaisir, mademoiselle, de constater l’air de bonne santé qui se dégage de toute votre personne.

— En effet, ma santé est excellente, répondit Lucienne avec son meilleur sourire.

— Ah ! mademoiselle, je savais bien que cela ne serait rien… vous savez ? ce petit malaise de l’autre jour… Vous permettez ?…

Du geste et du regard le docteur sollicitait une place à côté de la jeune fille qui, à ce moment, était assise sur un divan.

— Certainement, docteur, asseyez-vous.

Tout en prenant place auprès de la jeune fille, le regard du docteur fit le tour du salon, et ce regard constata que le salon était désert et que la foule des invités s’était rendue dans la salle à manger. Une large arcade séparait seulement cette salle à manger du salon, de sorte que le docteur put voir et embrasser d’un coup d’œil l’immense table et les hôtes qui s’en approchaient.

Le docteur pensa qu’il n’avait que juste le temps de dire à Lucienne quelques mots, et il voulut se presser.

— Mademoiselle, commença-t-il, j’ai tellement de choses à vous dire…

Ici le docteur, encore sous l’empire du « fol amour », bredouilla quelque chose d’insaisissable et se tut, rougissant.

Lucienne, ne pouvant deviner les émotions du docteur, se pressa, elle, de poser une question qui lui brûlait la langue.

— Docteur, dit-elle avec un sourire inquiet, voulez-vous me dire ce que devient monsieur Georges ?

Cette interrogation inattendue parut frapper rudement le docteur. Son sang se figea, il blêmit, puis répondit sur un ton brusque, méchant presque :

— Mon neveu ?… ce propre-à-rien ?… Vraiment, est-ce que vous vous intéressez à lui ?

Il s’arrêta brusquement, ému par l’expression d’étonnement qui se manifesta chez Lucienne. Il comprit de suite l’énorme faute qu’il venait de commettre. Il comprima sa pensée amoureuse, saisit sa volonté, retrouva son bon sens, et voulut de suite réparer sa maladresse. Car, dans un éclair, il venait de comprendre toute la folie dont il avait été le jouet.

— Pardon, mademoiselle ! Entre nous, vous savez, c’est un peu mon enfant, et je suis assez enclin à le taquiner. Et je pourrais ajouter…

Il s’interrompit pour considérer la jeune fille dont le visage s’était tout à coup attristé.

Il reprit :

— Savez-vous, mademoiselle, que ce garçon… Il se tut encore, hésitant. Sa figure grosse et rougeaude pâlissait sensiblement. Lucienne le regarda avec curiosité. Ce regard le troubla profondément, ses paupières battirent, puis il poursuivit, comme avec indifférence.

— Vous ne savez peut-être pas que ce garçon, c’est-à-dire mon neveu, est très amoureux ? Oui, oui, très amoureux !

Lucienne rougit et balbutia :

— Vraiment ?

— Oui, fort amoureux.. ah ! comment dirais-je ?… Ah ! mais, aussi, il est bien tombé…

— Ah !

— Dame, oui… puisqu’il faut vous le dire : il vous aime !

— Il m’aime ! dit Lucienne comme si sa pensée eût été lointaine.

— Ne vous l’a-t-il pas affirmé… juré ?

— Peut-être ! murmura Lucienne… Je ne me rappelle pas bien. Son sein battait sous une émotion indicible.

Le docteur la considéra un moment avec un mélange de crainte et de tendresse. Il pensa : « Ce que j’ai été fou !… Ils s’aiment tous deux, c’est évident, et moi, monstre, triple fou, j’allais comme un imbécile briser ces amours ! »

Le docteur se pencha davantage vers Lucienne et tout haut ajouta :

— Plus que cela, mademoiselle… La voix du docteur tremblait étrangement. Il fait mieux que vous aimer… il vous adore !

Il se tut essoufflé, comme s’il avait accompli un effort formidable.

Lucienne lui sourit et dit :

— Je me rappelle que vous m’avez dit cela l’autre jour.

— Tiens, c’est vrai, avoua le docteur en rougissant, je me rappelais plus, moi…

Et alors, le docteur se mit à parler à l’oreille de la jeune fille ; mais c’était seulement un murmure qu’on ne pouvait saisir. Et Lucienne souriait davantage aux paroles mystérieuses que lui soufflait le docteur.

Cependant, en la salle à manger, Gabrielle suivait, pour ainsi dire la conversation de Lucienne et du docteur. Mme Foisy elle-même ne détachait presque pas ses regards