Page:Féron - Fierté de race, 1924.djvu/41

Cette page a été validée par deux contributeurs.
39
FIERTÉ DE RACE

Mme Renaud soupira seulement.


XIII

Fille de race.


Douze heures de nuit sonnèrent lentement à la pendule de la salle à manger.

Dans le silence pesant du salon, ces douze coups de timbre résonnèrent comme douze coups de tonnerre.

M. Renaud, qui ronflait sur son divan, bondit.

Mme Renaud, tout absorbée en de lugubres réflexions, tressaillit seulement.

Puis les regards des deux époux se croisèrent avec un mélange de stupeur et d’effroi.

Et ces mêmes regards, attirés comme par un aimant, se posèrent sur une forme blanche qui venait de se dresser tout auprès du piano. Les deux époux frissonnèrent. Leurs lèvres prononcèrent le même nom, mais avec une intonation différente.

— Lucienne ! murmura M. Renaud avec stupéfaction.

— Lucienne ! balbutia Mme Renaud avec épouvante.

Oui, Lucienne était là, debout, pâle, excessivement pâle, échevelée, le sein en tumulte, le souffle court. Une de ses mains s’appuyait contre le piano, comme si dans la crainte de tomber, elle lui eût demandé un appui. Ses grands yeux, humides de larmes récentes, remplis d’immense douleur, regardaient Mme Renaud. Et la jeune fille demeurait silencieuse.

Le silence glacé de la jeune fille, l’expression douloureuse de sa figure, son immobilité de statue qui lui donnait l’apparence d’un spectre, toute l’attitude de la jeune fille parut intimider Mme Renaud.

Mais c’était une femme courageuse, que Mme Renaud, c’était une femme forte, c’est-à-dire que son courage et sa force, elle les puisait âprement dans la ténacité avec laquelle elle avait élaboré ses projets. Et c’est avec ce courage qu’elle parvint à demander d’une voix peu sûre cependant :

— Lucienne, que veux-tu ?

La jeune fille fit un pas. Elle parut chanceler. Sa main droite se cramponna à l’instrument de musique. Son sein se souleva fortement, et la jeune fille avança d’un autre pas. Alors elle put bégayer seulement :

— Ma tante…

Sa voix manqua.

M. Renaud, tout ahuri, les yeux hors de leurs orbites, regardait sa nièce sans pouvoir prononcer une parole ou faire un geste.

— Eh bien ! chérie, demanda Mme Renaud avec un sourire de pitié, le docteur t’a-t-il fait du bien ?

— Oui, ma tante, un peu, répondit Lucienne avec effort.

— Tant mieux, je suis contente.

Peu à peu Lucienne paraissait dompter sa faiblesse. Elle reprit, la voix plus distincte, plus assurée :

— Ma tante, le docteur m’a fait un peu de bien, c’est vrai ; mais je pourrais être mieux encore, si vous le vouliez.

— Si je le voulais ! fit Mme Renaud avec surprise.

— Il ne dépend que de vous que je ne sois plus malade du tout.

— De moi ! fit encore Mme Renaud dont la surprise semblait augmenter.

— Oui, de vous… de vous seule !

Et Lucienne, comme si elle eût voulu à tout prix voir la fin de cette lutte qui l’épuisait ; comme si elle se fût dit, en un dernier désespoir : « Vaincre ou mourir ! » Lucienne, disons-nous, parut recouvrer toutes les vigueurs de sa jeunesse : elle se redressa, marcha d’un pas presque ferme à un siège près de sa tante, s’assit et, regardant Mme Renaud en face, elle prononça :

— Ma tante, vous ne me laisserez pas mourir !

L’effort avait été au delà des bornes : la jeune fille éclata en sanglots.

Troublée plus qu’elle n’aurait voulu le laisser voir, Mme Renaud regardait sa nièce sans mot dire.

M. Renaud, qui devinait toute la souffrance de sa nièce, s’était écroulé sur son divan et avait enfoncé sa grosse et bonne figure dans les coussins, ses mains sur les oreilles pour ne pas entendre les sanglots qui martelaient son cœur. Il feignit de dormir.

Désemparée par cette immense douleur de sa nièce, Mme Renaud demanda :.

— Mais pourquoi toutes ces larmes, Lucienne ? Vraiment, je ne te comprends pas.

La jeune fille releva la tête, essuya ses yeux, et comprimant le trouble qui agitait son sein, elle dit :

— Vous ne savez pas pourquoi je pleure, ma tante ? Vous ne comprenez pas pourquoi je souffre ? Eh bien, ôtez à la brebis mère l’agnelet qu’elle nourrit, et vous verrez l’horrible souffrance de cette mère, vous entendrez ses bêlements plaintifs, vous la verrez parcourir avec un sombre désespoir les troupeaux parmi lesquels elle cherche jour et nuit le petit qu’on lui a enlevé. Je ressemble un peu à cette brebis, ma tante ; car à moi, c’est mon cœur qu’on m’enlève, c’est mon cœur qu’on m’arrache pour l’égarer ensuite au sein d’un troupeau étranger où il sera à jamais perdu. Ce cœur, on veut le donner à un homme que je ne peux pas aimer, que je ne pourrai jamais aimer, et en m’ôtant mon cœur, on m’ôte la vie ! Comprenez-vous maintenant ?

— Non… je ne peux pas comprendre ! bougonna Mme Renaud déjà reprise par son esprit méchant.

Lucienne ne put réprimer un geste de révolte. Sa jolie tête blonde se dressa avec fierté, ses regards purs et sincères se posèrent avec sévérité sur les regards fuyants de Mme Renaud, et elle dit avec un accent presque dur :

— Ah ! vous ne voulez pas comprendre ?…

Elle se tut aussitôt comme épouvantée des pensées qu’elle avait ou des paroles qu’elle s’apprêtait à prononcer. Elle se dompta. Ses lèvres desséchées ébauchèrent un mince sourire, et elle reprit, humble et douce :

— Ma tante, je ne veux pas vous faire de la peine. Je sais que vous ne voulez que mon bonheur. Vous êtes si bonne ! Vous m’avez recueillie, pauvre orpheline, pour me faire une situation enviable. Je comprends