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FIERTÉ DE RACE

vait pas l’air terrible pourtant ; car au fur et à mesure que le docteur approchait de la malade, sa physionomie prenait des accents de douceur et de tendresse que la jeune fille ne pouvait s’expliquer.

Elle s’étonna beaucoup de cette attitude nouvelle et très curieuse du médecin. Elle le regardait s’approcher et dans ses yeux cette interrogation se posait :

— Suis-je plus malade qu’il ne l’a laissé entendre tout à l’heure ?

Le docteur s’était arrêté à deux pas du lit.

— Mademoiselle, prononça-t-il sur un ton timide qui offrait un contraste frappant avec la parole grave et assurée qu’il avait auparavant, c’est un petit mensonge que j’ai dit à monsieur et à madame Renaud… parce que… je voulais être seul avec vous.

La voix tremblante du médecin, son attitude gênée, la confusion de ses gestes, tout cela surprit grandement la jeune fille. Elle le regarda d’un œil fixe, d’un œil qui, peu à peu, reflétait de la crainte. Car le docteur s’étant approché de deux ou trois pas encore, se penchait maintenant vers la malade.

Et cet homme, à crinière grise, avec son visage gras et glabre qui devenait livide de minute en minute à cause de certaine émotion violente que la jeune fille ne pouvait définir ; cet homme, dont le sourire contracté semblait devenir méchant ; oui, cet homme-là tout à coup lui fit peur. Instinctivement Lucienne ferma les yeux comme devant la vision d’un spectre.

Et la voix du docteur vibra étrangement à ses oreilles. Elle tressaillit, comme au sortir d’un rêve mauvais, elle releva ses paupières et fixa sur celui qui parlait des regards très ouverts. Et dans ces regards on aurait pu lire, peu à peu et tour à tour des sentiments de stupeur, d’espoir, de joie… d’amour !

— Mademoiselle, disait le docteur, qui s’était penché davantage et dont la voix était plutôt chuchotante, comme s’il eût craint d’être entendu par des oreilles étrangères, vous êtes malheureuse… vous n’êtes pas malade ! On veut vous contraindre à un mariage que vous redoutez. Je sais tout cela. Je sais encore que vous n’aimez pas l’homme auquel on veut vous attacher de force. Vous n’aimez pas cet homme et ne voulez pas vous unir à lui parce que sa race et sa religion sont étrangères à votre religion, à votre race. Vous prévoyez avec raison une existence de dissentiments, de discordes, de misères, et vous avez peur. Vos craintes, mademoiselle, sont fondées, elles sont vraies, je ne puis vous le taire. Je ne peux vous taire non plus que ce mariage serait le pire malheur pour vous… ce serait un malheur éternel.

Un gémissement passa entre les lèvres de Lucienne.

— Cependant, mademoiselle, malgré les circonstances et les forces qui vous poussent vers l’abîme que vous redoutez tant, je puis vous assurer, moi qui vous parle, que l’abîme n’est pas encore sous vos pas et que jamais vous n’y tomberez, parce que, croyez-moi, on veille sur vous… parce que ce mariage ne se fera pas ! Cet homme, auquel vous ne voulez pas appartenir, ne vous aura pas, je vous le jure. Car le bon Dieu ne peut pas permettre cette monstruosité qu’une jeune fille belle, bonne et pure… non, il ne permettra pas que cet ange se donne en un inutile sacrifice. Parce que, mademoiselle, je vous prie de me croire fortement (et à cet instant la voix du docteur avait des accents de tendresse indéfinissables) je vous conjure de me croire, vous êtes aimée ! Que dis-je ?… vous êtes adorée ! Ah ! tenez… il est un homme que je connais bien, un homme de très honorable situation, un homme de votre foi, de votre race, et un homme de bien, mademoiselle, en dépit de certaines médisances ou de basses calomnies, oui, un homme qui vous a voué toute sa vie, toutes ses forces… un homme prêt à faire tous les sacrifices pour assurer votre bonheur ! Et cet homme, mademoiselle, depuis, qu’il a appris à vous aimer, depuis qu’il vous adore — oh ! je le sais bien, allez — cet homme ne pourra plus vivre sans vous ! Car vous êtes devenue nécessaire à son existence ; car cet homme, aujourd’hui, est le chêne dont vous êtes la sève ! Votre âme, votre esprit, votre cœur, c’est son âme à lui, son esprit, son cœur ! Enfin, je vous le jure devant Dieu, cette homme consacrera sa vie à vous procurer toutes les joies, toutes les délices, tous les bonheurs ! Ah ! mademoiselle, c’est un homme qui se prosterne aux pieds d’une divinité, et vous êtes….

Le médecin se tut tout à coup. Une lividité de mort couvrit son visage, ses mains tremblèrent, et ses yeux hagards jetèrent des lueurs de folie. Il recula de deux pas en chancelant, comme s’il eût fui devant une apparition terrible. Il recula encore vers la porte. Ses lèvres se tordirent dans un rictus de douleur. Une contorsion atroce se joua sur les traits de sa figure. Tout son être trembla violemment, comme un vieux chêne que secoue le vent d’orage et dont la cime penche vers l’écroulement fatal. Le docteur ne tomba cependant pas mais il recula jusqu’à ce que ses mains touchassent la porte qu’il ouvrit lentement, fébrilement.

Que s’était-il donc passé ? Presque rien !

Lucienne avait simplement fermé les yeux, un sourire angélique s’était dessiné sur ses lèvres d’enfant, et ces lèvres avaient murmuré un nom avec toute l’ardeur, tout l’amour, toute la ferveur d’une âme qui aime jusqu’à l’ivresse. Et ce nom murmuré par Lucienne avait été :

— Georges !

Et cela avait suffi pour frapper le docteur jusqu’au tréfonds de l’âme.

 

Pâle, farouche, la démarche saccadée, la voix brève, le geste violent, le docteur Crevier dit à Mme Renaud, qu’il trouva renversée dans une bergère de son salon :

— Madame, cette enfant a besoin de repos… un repos absolu. Qu’on ne pénètre chez elle que si elle appelle ! J’enverrai les médicaments nécessaires demain matin.

Et il partit.

M. Renaud, allongé sur un divan, murmura :

— A-t-il l’air drôle un peu !