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FIERTÉ DE RACE

Je comprends bien que cela t’émeut. Tu ne t’attendais pas sitôt à cette décision que j’ai prise pour ton plus grand bonheur. Oh ! je me doutais bien que tu étais très désireuse et même anxieuse de voir venir ce jour. La crainte de voir un avenir riant t’échapper te faisait souffrir… j’ai bien compris cela. Et sachant aussi que le jeune Hartley te désirait avec toute l’ardeur de son cœur de jeune homme, j’ai compris que cette union était indispensable à votre bonheur réciproque. J’ai donc marché !… Ah ! ma chérie, s’écriat-elle avec une vraie sincérité, comme je suis heureuse pour toi !

Elle se tut avec l’espoir ou l’attente que Lucienne allait cette fois exprimer sa pensée. Mais non… la jeune fille demeura silencieuse. Et ce nouveau silence parut plus lourd, plus grave.

M. Renaud, de plus en plus mal à l’aise, ne put réprimer un grondement. Ce grondement eut l’air d’exciter une colère qui couvait, et cette colère, il la fit retomber sur la pauvre chatte qui lui frôlait les jambes.

— Maudite chatte ! grinça-t-il.

Il lui lança un vigoureux coup de pied.

La petite bête fit entendre un miaulement plaintif.

Indignée, Mme Renaud cria :

— As-tu besoin de la tuer, Prosper ?

— Eh bien ! fiche-la dehors ! vociféra M. Renaud.

— Et toi, clama Mme Renaud, les yeux désorbités par la fureur, si l’on te fichait dehors par ce froid de dix degrés ?

— C’est bon, c’est bon, grommela M. Renaud qui, apeuré, se renfonça dans son fauteuil.

Mme Renaud lui décocha un regard de travers. Puis, retrouvant une ombre de son sourire félin de l’instant d’avant, elle demanda à Lucienne :

— Eh bien, chérie, vas-tu me dire ce que tu penses de ce mariage ?

Lucienne, interrogée aussi directement, fit un effort pour dompter la faiblesse qui l’avait saisie. D’une voix pas trop sûre elle répondit :

— Ma tante, je veux réfléchir à la réponse que je dois donner à Mme Hartley. Dès qu’elle sera arrivée, veuillez me prévenir.

La voix lui manqua. Elle se leva vivement pour regagner sa chambre. Elle n’avait pas encore franchi la porte de la salle a manger qu’elle éclata en sanglots… elle s’enfuit.

À ces sanglots entendus M. Renaud bondit sur sa chaise. Il éleva son poing durement fermé et le rabattit lourdement sur la table. Cette table gémit, les ustensiles s’agitèrent, la vaisselle troublée rendit un son vague de bris. Et M. Renaud gronda en regardant sa femme avec des yeux pleins d’éclairs :

— Sacré gueux ! par exemple, ça ne se passera pas comme ça !…

Froid comme une lame d’acier le regard de Mme Renaud croisa celui de M. Renaud.

D’un accent plus froid encore Mme Renaud demanda :

— Qu’est-ce qui ne se passera pas comme ça, Prosper ?

Cet accent de Mme Renaud fut un coup de massue sur le crâne poli de M. Renaud, il s’écroula sur sa chaise.

Et Mme Renaud, très menaçante, dit encore :

— Prosper, prends garde !….

 

Tel que l’avait annoncé Mme Renaud, vers les huit heures Mme Hartley et son fils firent leur apparition.

Ce n’était peut-être pas exactement l’étiquette qu’une femme, comme Mme Hartley, vint avec son fils demander la main d’une jeune fille. Mais aujourd’hui, avec « l’arrivage » à la fortune, on se fabrique une étiquette à soi, commode en tous temps et en tous lieux, qui peut s’adapter parfaitement à toutes les circonstances et à tous les événements. Ensuite, l’argent est si fascinateur, tellement magnétique qu’il éclipse tout ! Que si un homme, au lieu du gant conventionnel, vous jette à la figure une poignée de bank-notes, devant cet homme on se courbe avec un sourire gracieux ! C’est ce qu’on appelle « l’évolution »…

Donc, étiquette mise à part, Mme Hartley et son fils, sur l’invitation expresse de Mme Renaud, venaient demander à Lucienne son consentement personnel à l’union projetée.

Les banalités d’usage furent courtes. On parla de suite de Lucienne et du prochain mariage.

Mme Hartley paraissait très heureuse de l’événement qui allait apporter le parfait bonheur à son fils aimé.

Mme Renaud profita de l’occasion pour mettre à jour — oh ! fort discrètement — les qualités supérieures de sa nièce. Cela n’était pas nécessaire, mais Mme Renaud tenait à ne pas laisser diminuer l’enthousiasme de ses hôtes.

Quant au jeune homme, très timide comme toujours, très songeur, il demeurait silencieux. La conversation des deux dames l’intéressait médiocrement. Du regard il cherchait quelqu’un, ou quelque chose, peut-être bien quelqu’une…

Mme Renaud surprit ce regard et devina l’anxiété du jeune Hartley. Elle décida de marcher de suite au but.

— Ma chère amie, dit-elle avec un aplomb qui eût fait frémir M. Renaud, laissez-moi vous annoncer de suite que Lucienne accepte de grand cœur cette union. Je regrette bien qu’elle soit un peu souffrante, ce soir. Pauvre chérie, miaula-t-elle, elle n’a presque pas soupé.

— Pauvre enfant ! soupira Mme Hartley.

Le jeune Hartley frissonna, et d’innombrables rougeurs passèrent sur son front.

— Je vous assure pourtant, chère amie, continua Mme Renaud, que nous ne la privons pas de soins.

— Je vous crois, chère madame.

— Nous avons consulté les meilleurs médecins, ajouta Mme Renaud.

— Je n’en doute pas. Qu’ont-ils dit ?

— Ils ont tous conclu au même traitement, répondit Mme Renaud sur un ton très sérieux… le mariage !

— Je crois bien, fit Mme Hartley avec un sourire sans signification.

— Et je le crois également, chère amie. Te-