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FIERTÉ DE RACE

Oui, oui… celui même que j’ai choisi en dernier lieu… Vous savez, mon cher monsieur Ducharme, la redingote devra être de la coupe la plus légère, avec un air très jeune… Vous m’entendez ?… Elle devra mouler le buste parfaitement, gracieusement… Vous verrez à ce qu’elle tombe d’une manière irréprochable… Qu’elle ne soit pas trop longue… qu’elle ne dépasse pas, ou bien peu, presque pas, la rotule du genou ! Vous me comprenez ?… Bien ! Je me fie donc à votre expérience !…

Il reposa brusquement l’instrument du téléphone, et sortit de son cabinet, criant :

— Annette ! Annette !…

Il arriva, tout courant, à la salle à manger, et sans remarquer l’effrayante prostration de sa servante, qui ne cessait de murmurer avec une frayeur croissante : « Mon Dieu ! il est fou ! il est fou !… », il poursuivit :

— Annette, tu ne peux pas t’imaginer ce que j’allais oublier… Peux-tu le deviner, Annette ? Non ? Eh bien ! le piano…

Et comme la servante faisait une figure indéfinissable :

— Mais sans doute, continua le docteur radieux, il faut un piano ! Que penses-tu du Gerard-Heintzman ?

— « Mais… vous ne jouez pas du piano ! essaya de dire Annette d’une voix étouffée.

— Moi !… c’est juste. Mais qu’importe !… j’apprendrai. Oui, je me suis toujours promis d’apprendre à jouer du piano ! Car j’aime la musique… je l’adore. Je me rappelle, en mon jeune âge, avoir entendu un jour une sonate… je ne sais pas au juste de quel compositeur elle était… peut-être de Mozart. Mais une chose ; je fus ébloui, pris, transporté ; et quand j’y songe encore, il me semble que des ailes se développent, s’ouvrent en moi… je m’envole… je plane… Annette, il n’y a rien comme la musique ! N’est-ce pas aussi votre avis ?… Ah !… à propos, Annette, vous savez le cabinet de toilette là-haut ? Eh bien ! il m’est tout à fait détestable. Il faudra le refaire à neuf, le restaurer à nouveau. J’y veux du poli, du clair, du brillant. Je ne manquerai pas — car j’y pense depuis des années, d’y faire installer un système de douches, chaudes et froides. J’y veux également de jolies gravures… par exemple, les « Les Baigneuses » de Poelenburg ! Oui, Annette, je veux que tout y ait le cachet du dernier goût. Annette, lorsqu’on pénétra dans ma demeure, je veux qu’on…

Il fut interrompu par la sonnerie de la porte d’entrée.

— Va voir qui nous dérange, Annette ! commanda le docteur avec dépit.

La vieille servante se leva péniblement pour obéir à l’ordre reçu, et, chancelante, suffoquée, elle alla ouvrir.

Très distrait, l’esprit très occupé de tout ce renouveau dont il voulait parer sa maison, le docteur suivait Annette, inconscient, sans rien savoir.

Ce fut seulement lorsque la servante s’effaça pour livrer passage à deux dames, que le docteur reprit possession de lui-même.

Avant qu’il n’eût parlé ou salué, une voix claire et joyeuse retentissait ;

— Ah !… ce cher docteur !… Well, how do you do ?

C’étaient Gabrielle Foisy et sa mère.

— Mesdames… prononça le docteur.

Il s’inclina, très roide, très fâché de se voir dérangé par des personnes dont il se souciait peu de la présence.

Mme Foisy saisit au bond cette froide réception :

— Nous vous dérangeons peut-être docteur ?

— Mais non… mais non… se hâta de répondre le docteur avec un sourire très contraint. Entrez, mesdames, je suis à vous !

— Ah ! docteur, fit Gabrielle en prenant tout à coup un air défait, c’est que je suis bien malade !

— Vraiment ? Qu’est-ce que c’est ?

— Nous venons vous consulter à ce sujet, dit Mme Foisy.

— Très bien, madame.

S’inclinant de nouveau, le docteur indiqua à ses visiteuses la salle de réception.

Gabrielle entra la première.

O my Lord ! s’écria-t-elle en se laissant choir dans une bergère, comme si elle eût été prise d’une excessive lassitude. Puis, de son petit mouchoir de dentelle elle épongeait un front mat et sec.

Mme Foisy, avant de suivre sa fille, avait dit au docteur avec le meilleur sourire :

— Mon cher docteur, par crainte d’un oubli que je ne me pardonnerais pas, je tiens à vous faire part d’un événement prochain.

Le docteur demeura froid et empesé.

— Dans huit jours, continua Mme Foisy, sans perdre contenance, je donne un grand dîner pour célébrer l’anniversaire de naissance de Gabrielle, et je tiens énormément à votre présence.

— Madame, répondit le docteur, toujours très froid, je regrette que dans huit jours…

— Alors, on ne pourra pas compter sur vous ?

— Je regrette, madame…

Gabrielle l’interrompit avec un sourire narquois.

Dear Doctor, maman oublie de vous informer qu’il y aura du grand et du beau monde. Exemple : les Hartley, les Burnham, Cox & Son, le révérend Hibbard, et bien d’autres. Ah ! aussi et surtout Mme Renaud et Mlle Lucienne… Vous les connaissez peut-être ?

Au nom de Lucienne le docteur avait rougi très fort.

Mme Foisy et sa fille se jetèrent un coup d’œil entendu.

Gabrielle ajouta, plus narquoise :

— Une si belle société, dear old doctor, ne peut être complète sans vous !

— Mademoiselle, vous m’honorez beaucoup, balbutia le docteur qui, sans le savoir, venait de trouver un sourire aimable et galant.

— En ce cas, vous acceptez ? demanda Mme Foisy avec un second regard d’intelligence à sa fille.

— Si cette soirée est dans huit jours, répondit le docteur, oui, j’accepte avec plaisir. Mais veuillez donc entrer et vous asseoir, chère Madame. Et très galamment le docteur conduisit Mme Foisy vers un fauteuil, et lui-même choisit un siège placé dans l’om-