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FIERTÉ DE RACE

L’instant d’après, il était arrêté au milieu de la pièce.

— Tenez, Annette, poursuivit-il, voyez ces draperies sombres, lourdes, énormes… comme elles sentent le vieux monde ! On se croirait chez quelque sordide antiquaire qui étale dans un pêle-mêle lugubre ses vieilleries. Et ces tableaux poussiéreux, jaunis, vermoulus… ça n’a plus rien qui séduit ou qui charme. Regardez ces fauteuils : on les dirait venus du siècle passé et acquis, pour une pincée de monnaie de cuivre, de quelque pauvre bottier crevant de misère dans sa botterie. Oui… il faut que tout cela disparaisse. J’ai honte, vraiment, d’y asseoir les gens comme il faut, et je vois d’ici la soie de ces dames frémir au contact de ces vieux cuirs usés, capables de recéler les pires microbes. Annette, il faut que tout cela retourne chez l’antiquaire. Mais il n’y a pas que cette salle qui me fasse horreur ; il y a également et surtout la salle à manger. Comment, je me le demande, Annette, comment ai-je pu vivre aussi longtemps avec ces boiseries imitées de vieux chêne ? C’est incroyable ! C’est vraiment trop sombre et funèbre : on s’y croirait à des dîners de croque-morts. Ne pensez-vous pas, Annette ?

Il s’interrompit pour jeter un regard à sa servante, et reprit ;

— Allons voir cette salle à manger, nous pourrons mieux saisir les changements à y apporter.

Et, vif, allègre comme un jeune homme, il entraîna à sa suite la vieille femme qui suivait, tout étourdie et épouvantée presque par tous ces changements effroyables que projetait son maître. Et lui, arrivé à la salle à manger, s’était arrêté et, avec un geste large, avait indiqué à sa servante tout ce qui les entourait. Il se mit à parler avec une volubilité, un enthousiasme, un vertige qui renversait la bonne vieille.

— Allons, Annette, examinez-moi tout cet ensemble ! N’est-ce pas discordant ? N’est-ce pas un peu couleur de boue ? Que penseriez-vous d’un bleu pâle, ou même d’un bleu azur pour les murs, et d’un beau blanc-crème au plafond ? Ne voyez-vous pas ça d’ici ? Ne serait-ce pas plus riant ? Car, je le répète, il faut absolument changer, rénover… À ces fenêtres ne voudrait-il pas mieux de jolis rideaux de dentelle claire, à la place de ces lourds rideaux de velours vert qui donnent à cette salle un aspect de sépulcre ? Où donc avais-je la tête et l’esprit, lorsque je fis garnir cette maison ? Et puis, ce vieux tapis… j’en suis tout à fait dégoûté. Vingt ans que cette guenille amoncelle la poussière de nos souliers ! N’est-ce pas qu’un beau plancher de bel érable, bien huilé, bien ciré, avec un joli tapis… un tapis de Smyrne, par exemple, comme j’en vis à mon voyage d’Orient… un tapis qui nous représenterait une jolie rade tout illuminée par les flots d’un soleil levant… une rade avec ses petits bateaux de pêcheurs, avec ses quais qui s’emplissent de mouvements, ses phares… Oui, Annette, c’est un tapis de ce genre qu’il me faudra, et on le posera juste au centre, ici… Vous voyez ? Et sur le tapis on placera une magnifique table ronde du plus riche noyer noir, au lieu de cette table rectangulaire, presque boiteuse, qui me rappelle trop les longues et rudes tables de collège sur lesquelles je vois encore fumer les ragoûts noirs. Ensuite, là, dans cet angle, au lieu de ce buffet ancien comme l’antiquité elle-même, nous aurons un de ces beaux buffets à glace, dernier cri ! Et dans ce coin, à gauche, Annette, je placerai un superbe palmier ! Dans cet autre coin, un vitrola qui nous récitera, au dîner, quelques extraits des classiques opéras ! Qu’en dites-vous, Annette ? Et j’aurai là un divan moelleux… un autre ici ! À ces murs nous verrons des tableaux… mais des tableaux qui feront frémir d’exquise jouissance les connaisseurs ! Qu’en pensez-vous, Annette ?

Mais Annette n’en pensait rien du tout et n’en pouvait pas dire davantage. De l’ébahissement elle passait à la consternation, de la consternation à l’abattement, de l’abattement à l’évanouissement presque. Elle chancelait à chaque changement nouveau, à chaque fantaisie nouvelle qu’énonçait le docteur, et elle se disait avec terreur :

— Le docteur est fou !… que vais-je devenir ?

Et lui, le fou, continuait, plus fou encore :

— Ah !… Annette, mais ce n’est pas tout : vous savez la chambre là-haut ?… Tiens ! tandis que j’y pense, Annette, vous allez céder votre chambre qui donne sur le balcon en avant. N’est-ce pas qu’avec cette chambre on pourrait faire un joli boudoir tout bleu, tout blanc, tout rose ? Oui, oui, j’y pense depuis longtemps. Et les chambres… comme celle voisine du boudoir… la plus grande, la mieux éclairée… Il faudra voir, Annette, à la remodeler, pour ainsi dire. Il faudra en faire comme un petit olympe, un éden, plein de clarté, plein de soleil, plein de couleurs joyeuses… Avec un beau grand lit, un de ces lits à colonnettes qui supportent un ciel tout de dentelle bleu clair et de soie blanc neige, et posé sur une estrade en bois de rose. Il faudra ajouter deux chiffonniers du plus pur acajou, et une table de toilette avec tous les accessoires : savons, parfums, poudres, eau de sent-bon, enfin, vous savez, Annette, tout ce qui est nécessaire… Et j’y ferai tendre ici et là de riches tapisseries… je me procurerai, s’il le faut, pour mieux établir toute l’harmonie possible, des tapisseries des Flandres… on dit que ce sont les plus belles ! N’est-ce pas votre avis, Annette ? Il ne faudra pas non plus oublier quelques étagères sur lesquelles nous rangerons de fines jardinières dans lesquelles croîtront et s’épanouiront les fleurs les plus exotiques… N’est-ce pas que ce sera délicieux, Annette ?… Voyez ça d’ici !

À ce moment il fut interrompu par la sonnerie du téléphone.

— Bon, dit-il, je gage que c’est mon tailleur… J’y cours… Une minute seulement, Annette, et je reviens !

Il planta là la vieille Annette, qui s’affaissa sur une chaise, et courut à son cabinet.

— Allo ! allo !… ah ! c’est vous, mon cher monsieur Ducharme ?… Ah ! oui, à propos de mon vêtement ?… Eh bien ! écoutez : je veux votre gris le plus clair, le plus léger…