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FIERTÉ DE RACE

ces huit jours, vivre dans une anxiété, un transport, une obsession qui prennent toutes ses pensées ! Quand l’aura-t-elle ce boa ?… L’aura-t-elle seulement ?… S’il était vendu au bout des huit jours ! Quelle catastrophe ! Et pourtant cela peut arriver, puisqu’elle ne l’a pas retenu auprès du marchand. Tour à tour tourmentée par la crainte, l’espoir, l’anxiété, elle vit durant ces huit jours dans une tension excessive des nerfs. Mais les terribles huit jours prennent fin, et la mère, un matin, aussi anxieuse de satisfaire le caprice de sa fille que son propre caprice, annonce qu’on se rendra chez le commerçant pour acheter le fameux boa. C’est l’heure de la victoire ! Oh ! mon boa ! mon boa !… répète la jeune fille très exaltée. C’est en effet chez elle une joie délirante, violente même. Suivez-moi bien, madame. On part, on arrive chez le commerçant, on s’arrête court devant la vitrine où huit jours auparavant, se trouvait étalé un superbe boa. La jeune fille, tout essoufflée par la marche rapide, toute curieuse, tout avide, se penche. Elle regarde, elle s’étonne, elle pâlit, elle chancelle… le boa n’est plus là ! Mais, pourtant, il y en a un autre à la place !… Mais il n’est pas aussi beau… La mère, très inquiète, aussi désappointée que sa fille, demande : « N’aimerais-tu pas celui-ci autant, chérie » ? La jeune fille esquisse une moue dépitée. Tout de même on entre dans la boutique avec un peu d’espoir, l’espoir que le commerçant n’a pas vendu l’autre boa, mais qu’il l’a simplement exposé à l’intérieur. On s’enquiert… hélas ! le boa a été vendu ! Qu’importe ! on achètera l’autre ! Mais cet autre n’est pas tout à fait comme le premier… On l’achète ! Mais il n’a pas la même nuance !… On l’emporte ! Mais sa fourrure n’est aussi douce ni aussi souple !… On s’en pare quand même. Mais il est plus court un peu, et il n’a pas tout à fait le chic de l’autre !… La jeune fille est donc très contrariée. Et de suite elle devient morne, morose, revêche, acariâtre… Elle dispute, se plaint, pleure… Elle ne dort plus, elle ne mange plus… et, madame, je ne vous mens pas, elle meurt dix jours plus tard ! Et voilà une autre maladie du cœur engendrée par les simples tourments de l’esprit.

Le docteur se tut encore un moment pour regarder Lucienne. La jeune fille avait écouté avec une grande attention, et elle demeura palpitante. Mme Renaud, pour cacher son émotion, hasarda ceci :

— Croyez-vous, docteur, que ma nièce souffre de certaines contrariétés ?

— Madame, répliqua le docteur, je vais passer à un troisième point ; ensuite vous me poserez votre question.

Il parut réfléchir pour une minute, puis il reprit :

— Madame, il y a enfin la contrainte — pour ne pas dire la violence — qu’on pourrait exercer sur une jeune fille, c’est-à-dire sur ses goûts, ses inclinations, ses aspirations, que sais-je ? Prenons, par exemple, une jeune fille dont toutes les aspirations se tendent vers la vie religieuse. Arrivons par des arguments quelconques — je ne dis pas par la violence, ce qui serait pis — arrivons, dis-je, à détourner cette jeune fille de sa vocation religieuse et faisons-là entrer en ménage. Qu’en peut-il résulter ? Ceci, qui paraît bien peu de prime abord, une certaine aigreur de caractère, des ennuis, des dégoûts passagers, la négligence de ses devoirs d’épouse, de longues mélancolies coupées ça et là de joies soudaines et courtes — tels ces ciels nuageux percés par de brusques et courts rayons de soleil. Après cela surviennent les mésententes dans le ménage, puis c’est la rancune, les scènes violentes, la haine, et enfin cette sombre indifférence de personnes malades, elles tombent peu à peu dans une sorte d’agonie morale qui n’est pas loin de l’agonie physique. Si peu loin, madame, que, survienne à ce moment l’un de ces terribles orages conjugaux, tout sombre !

Le docteur s’arrêta encore. Il vit Lucienne sourire candidement. Une fugitive rougeur monta aux tempes du médecin. Il reporta ses regards vers Mme Renaud. Celle-ci avait pris une brochure quelconque sur une table voisine. Cette brochure, elle l’avait feuilletée distraitement, comme pour faire voir, qu’elle prêtait peu d’attention aux discours du médecin. Lui, alors, ébaucha un sourire vague, et demanda demi railleur :

— Madame, si vous voulez maintenant me poser une question ?

Mme Renaud rejeta la brochure sur la table, regarda Lucienne puis le docteur, et prononça avec une feinte indifférence :

— Il me semble docteur, que pas un des cas que vous venez d’expliquer n’offre d’analogie au malaise de ma nièce.

— Vous croyez ? fit le docteur avec un sourire malicieux. Pourtant, je suis bien sûr que mademoiselle tombe dans l’un de ces trois cas, sinon dans les trois à la fois.

— Mais vous ne l’avez pas examinée ! s’écria Mme Renaud avec dépit. Comment pouvez-vous savoir ce dont souffre ma nièce ?

— Inutile, madame, de faire un examen autre que celui que j’ai pu faire de sa physionomie. L’œil du médecin, madame, découvre bien des choses que l’œil du profane ne soupçonne même pas.

— Que découvrez-vous donc, mon cher docteur ? demanda Mme Renaud qui, se sentant devinée, cherchait à se donner l’assurance qui lui manquait.

— Madame, répondit le docteur, puisqu’il importe au médecin d’être franc, je dois vous avouer que mademoiselle votre nièce appartient à la catégorie des malades de mon troisième cas.

Mme Renaud se mit à rire.

Lucienne rougit très fort et demeura gênée.

Imperturbable, le docteur ajouta :

— Je vous assure, madame, que je ne fais pas erreur.

— Ah ! mon cher docteur, ne vous fâchez pas si je ris, c’est plus fort que moi, dit Mme Renaud. Moi, je peux vous assurer, et Lucienne également, qu’elle n’a jamais songé à la vie religieuse.

— Je sais cela, sourit le docteur.

— Eh bien ! alors…

— Vous voulez dire, madame, qu’il n’y a aucune contrainte exercée sur les penchants