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FIERTÉ DE RACE

La jeune fille se troublait tout à fait.

Le docteur s’aperçut enfin de son attitude étrange, lorsque Mme Renaud parla encore :

— N’est-ce pas, docteur, que ma nièce est bien mal ?

— Oui, très mal, en effet, balbutia le docteur sans savoir très exactement ce qu’il disait, tellement il demeurait sous le charme magnétique de la jeune fille.

Enfin, ayant pu reprendre tout à fait possession de lui-même et de sa pensée, il poursuivit :

— Oui, très mal, Mme Renaud… Mais nous allons y voir.

Déjà il retrouvait toute l’assurance que donne l’habitude d’une profession. Posément et gravement il s’assit dans un fauteuil placé devant ses visiteuses. Il croisa une jambe sur l’autre, s’accouda à l’un des bras du fauteuil, et, sa main droite tripotant sa chaîne de montre, il commença l’interrogatoire médical.

Mme Renaud l’interrompit pour demander :

— Ne pensez-vous pas, docteur, que c’est le cœur qui est malade ?

— Madame, répondit le docteur d’une voix lente et grave, chez une jeune fille c’est toujours le cœur qui souffre.

Lucienne rougit et baissa les paupières.

Mme Renaud ébaucha un sourire vague.

Le docteur reprit :

— C’est le cœur, madame, parce que le cœur d’une jeune fille est beaucoup plus impressionnable que celui d’une femme mariée. C’est le cœur, continua-t-il, parce que le cœur d’une jeune fille subit toutes les fluctuations des gros espoirs et des grandes désespérances. Parce que, poursuivait toujours froidement le docteur, le cœur d’une jeune fille est souvent une proie que guettent jour et nuit le loup et la louve ; et ce cœur, qui voudrait se donner librement, souffre d’autant plus qu’il est des gens cruels pour se l’arroger et en disposer comme d’une propriété personnelle. Oui, ajouta le docteur en considérant Mme Renaud interdite, un cœur captif est un cœur qui se meurt peu à peu ; seule la liberté peut le faire vivre ou revivre.

Lucienne avait bien saisi l’allusion du docteur, et, avec un peu de rougeur au front, elle regarda un moment le vieux médecin ; dans ses grands yeux bleus on aurait pu voir jaillir des lueurs de gratitude.

Quant à Mme Renaud, elle ne semblait pas s’accommoder facilement avec les opinions du docteur. Et par crainte que celui-ci ne s’avançât plus avant sur cette route épineuse pour elle, elle essaya de détourner le sujet et d’amener le médecin à parler d’autres choses. Mais lui, impassible, et comme s’il eût été très enchaîné au développement d’une idée tenace, poursuivit :

— Je ne suis pas encore bien vieux, madame, dit-il avec un sourire moqueur et un léger coup d’œil vers Lucienne ; cependant j’ai pu étudier et observer au cours de ma carrière médicale bien des maladies chez les jeunes filles, et, règle générale, ces maladies découlaient du cœur. Oh ! je ne veux pas dire que le cœur était atteint dans son essence matérielle, non ; ce n’était généralement qu’une atteinte morale, mais cette atteinte morale faisait violence sur tout le reste du système.

Le docteur se tut pour changer de position, et reprit ;

— Prenons un exemple : d’abord, l’imagination est horriblement tourmentée par certains penchants naturels ou certains goûts que la jeune fille peut avoir pour une chose ou pour une autre. Combien de jeunes filles, de nos jours, se sentent attirées vers les choses du théâtre ou de la musique. Leur imagination, avec les feux de la rampe, leur fait entrevoir des avenirs brillants, des gloires surhumaines. Elles possèdent déjà en elles-mêmes le sens inné des arts, elles ne songent qu’à aboutir à ce port qu’elles ont choisi pour atterrir, si je peux m’exprimer ainsi ; par tous les moyens elles veulent réaliser leurs grandes espérances, et, très harcelées par l’aiguillonnante obsession des succès à venir, elles sont prêtes à combattre avec âpreté, avec violence tous les obstacles qui se dresseront devant elles pour leur barrer la route. Or, juste à cette heure d’une tension effrayante de l’esprit surviennent des circonstances, des événements imprévus qui bouleversent l’avenir en détruisant les rêves, et devant ces jeunes filles se dresse, implacable, inattaquable l’impossibilité de matérialiser les grands et beaux projets. Qu’arrive-t-il ? Du jour au lendemain, madame, ces jeunes filles perdent leur fraîcheur ; elle deviennent ce que devient la rose qui n’a plus sa goutte de rosée pour l’humecter et la rafraîchir ou le rayon de soleil pour la réchauffer, elles se fanent. Madame, il n’y a rien comme les grandes déceptions pour abattre les âmes frêles, et quand l’âme n’a plus de vigueur, le corps devient débile, s’étiole, s’en va à la ruine. Oui, madame, j’ai connu une jeune fille, qui pour avoir manqué un beau voyage qu’elle avait longtemps caressé, est partie pour le grand voyage de l’au delà. En quinze jours la déception l’avait tuée !

Ici, le docteur regarda Lucienne avec attention, tandis que Mme Renaud minaudait :

— Pauvre fille !

— Madame, poursuivit le docteur, votre compassion pourrait embrasser des milliers que dis-je ? des millions de jeunes filles qui doivent la cause de leurs maladies aux fortes déceptions de l’esprit ou du cœur. Ensuite, madame, chez une jeune fille sensible — je ne dis pas sentimentale — la simple contrariété peut occasionner certains troubles qui sont susceptibles de dégénérer en de graves maladies. Tenez, un autre exemple. Une jeune fille tenait beaucoup à un boa qu’elle avait vu dans la vitrine d’un commerçant. Mais la mère n’ayant pas les fonds suffisants à ce moment-là, l’achat du joli boa fut remis à huit jours. Huit jours, c’était déjà un désappointement. Mais il fallait bien se soumettre. En effet, la jeune fille se soumit, mais ce ne fut pas sans songer jour et nuit à son boa, à se répéter combien elle sera élégante avec ce boa, combien elle portera envie, combien de sourires galants et de regards admirateurs elle attirera avec ce magnifique boa ! Vous voyez cette jeune fille, durant