Page:Féron - Fierté de race, 1924.djvu/25

Cette page a été validée par deux contributeurs.
23
FIERTÉ DE RACE

que qu’ils achètent et revendent selon les variations de la cote ! Les philosophes en rient, les imbéciles en crèvent ! Georges écoute. Rien n’est plus faux au monde que ce mot « aimer ». C’est le mensonge chéri de l’universalité des individus. Car aimer devrait exclure l’envie, la haine, la jalousie, la calomnie, le vol, l’assassinat… eh bien ! non. Tous ces vices sont ancrés dans la chair de tous les individus passés, présents et à venir. Donc, aimer n’existe pas. Et quand on dit : « j’aime », on se ment à soi-même, on ment aux autres, on ment à la nature, à la création ! « J’aime » ne représente tout au plus qu’un sentiment passager d’admiration. Crois-moi, Georges, tu n’aimes pas !

Et le docteur, très satisfait de sa tirade et surtout de la conclusion, se renfonça dans son fauteuil, croisa les doigts sur son bel abdomen et se mit à considérer son neveu avec un air très narquois.

Le jeune homme soupira longuement, sourit avec incrédulité et dit :

— Mon oncle, avec cette pilule je peux aller me coucher, je pense.

— Pas encore, viens, allume un cigare, nous allons causer.

— Merci, je n’ai pas le goût de fumer. Mais vous… ?

Le jeune homme avait pris une boîte de cigares sur le bureau du docteur, et offert la boîte ouverte à ce dernier.

Le docteur choisit un cigare, l’alluma tranquillement, et reprit :

— Causons !

— Pardon, mon oncle, je me retire… il est minuit !

— Minuit ?… Diable ! Tu ne m’en veux pas ?

— Moi ! Pourquoi ? Je vous aime trop, mon oncle, sourit candidement le jeune homme.

— Tu m’aimes ? fit le docteur avec surprise… après ce que je viens de te dire ?

— Oui, et cela prouve que vous avez dit la vérité du verbe « aimer », répliqua le jeune homme avec un léger sarcasme.

Il ajouta en se levant ;

— Portez-vous bien, je reviendrai demain m’informer de votre santé.

— Tu t’en vas donc ?

— Oui, sans intention de vous déplaire.

— Comment oserais-tu me déplaire, si tu m’aimes ? ce serait simplement illogique ! Eh bien ! c’est entendu : bonsoir et compte sur moi !

— Compter sur vous ?… fit le jeune homme avec surprise et en s’arrêtant dans la porte qu’il allait franchir.

— Oui… répondit le docteur avec une légère hésitation, comme s’il eût cherché des mots qui lui manquaient… j’irai chez Mme Renaud !…


IX

Une consultation inattendue.


Ça n’allait pas bien chez Mme Renaud : Lucienne, depuis quelques jours, paraissait malade.

Ses joues avaient pâli, ses lèvres avaient perdu de leur incarnat et de leur humidité, ses yeux avaient des rougeurs inaccoutumées, et l’on pouvait saisir la naissance d’un tout petit cercle de bistre qui donnait à ses regards un éclat plus profond. Enfin, toute la personne de Lucienne laissait deviner une sorte de lassitude qui avait fini par inquiéter M. Renaud et Mme Renaud.

Un matin, le brave M. Renaud avait dit en partant pour sa besogne journalière :

— Mélanie, si tu voulais dire comme moi, je mènerais la petite chez le médecin.

Mme Renaud avait répondu :

— J’y pensais, Prosper, et j’irai sûrement aujourd’hui, même dans le cours de la matinée, au plus vite.

Mais dans cette matinée Mme Renaud fut retenue à sa maison par la visite de Mme Foisy et sa fille. Mme Foisy ayant eu à passer par là, était entrée chez Mme Renaud pour l’inviter à un grand dîner auquel on allait fêter l’anniversaire de naissance de Gabrielle. Il s’en était nécessairement suivi d’une longue conversation, d’un petit lunch, puis de commérages. Et ce ne fut qu’à deux heures de l’après-midi que Mme Renaud se vit libérée de ses visiteuses.

Elle dit aussitôt à Lucienne :

— Maintenant, ma chérie, nous allons voir le bon vieux docteur Crevier.

— Pourquoi, ma tante, cette démarche ? Je me sens bien mieux aujourd’hui.

— Qu’importe ! Tu es mieux aujourd’hui, mais tu pourrais être plus mal demain. Il faut te guérir. Il y a quelque chose d’anormal chez toi. Qu’est-ce que c’est ? Je n’en sais rien, et tu ne le sais pas toi-même… Mais une chose sûre, tu es malade, cela se voit, tu le sens, et il importe de te soigner. Allons chez le médecin !

— Puisque vous le voulez… répondit la jeune fille avec un soupir profond.

— Va donc t’habiller, et bien chaudement surtout, car l’air est vif aujourd’hui.

Ce petit dialogue avait été tenu dans la salle à manger.

Lucienne s’éloigna pour monter à sa chambre.

Mme Renaud, qui venait de terminer le petit ménage d’après-diner murmura en regardant sa nièce s’éloigner :

— Oui, elle a quelque chose, c’est certain ! Qu’est-ce qu’elle peut bien avoir au juste ? Tiens ! j’avais oublié de fermer l’armoire aux argenteries !… Bon, voilà !… Oui, qu’est-ce que Lucienne peut bien avoir qui va mal ? Bah ! je le saurai bien du docteur.

 

Le docteur Crevier se promenait dans son large cabinet. Il était parfaitement sanglé dans une longue redingote noire qui tombait sur un pantalon de nuance claire. Avec sa longue chevelure grisonnante brusquement rejetée en arrière, sa figure fraîchement rasée et rosée, l’œil clair et le regard assuré, la démarche aisée et souple, le docteur avait ce jour-là une mine de hardiesse et de confiance en soi en même temps qu’un air de bonne santé. Il rayonnait.

Néanmoins, de temps à autre, on aurait pu surprendre comme un léger nuage de souci sur sa brillante physionomie.

Il arpentait son cabinet, les mains derriè-