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FIERTÉ DE RACE

— Tu dis « on » au lieu de « je pourrais réussir »… Eh bien ! même avec ce « on » j’ai des doutes, Georges, bien des doutes, et voici pourquoi. Mme Renaud est un type de femme comme je t’en faisais la peinture tout à l’heure. Elle est femme, elle est même épouse, mais elle n’est pas mère. Et c’est une femme toute en soie, toute en velours, toute en sourires, toute en affabilités. Eh bien ! ôte tout cela : il reste une bête de proie… et la proie, c’est Lucienne ! Ensuite, Mme Renaud aime la parade, le luxe, les réceptions, les diamants, les stupidités ; elle s’imagine que Hartley lui fera mille cadeaux et lui ouvrira largement son compte de banque. Ce n’est pas tout : l’orgueil, l’envie, les prétentions, la rapacité, bref, tout le train des péchés capitaux mène cette femme par les cheveux. Je te dis que c’est une bête de proie. Essaye seulement de te mettre en travers — même par la plus haute diplomatie — ou ce monstre se moquera de toi, ou il s’écrasera !

Le jeune homme esquissa un sourire amer et dit :

— Vous n’êtes pas encourageant, mon oncle !

— Je veux uniquement t’éviter d’autres et plus cruelles déceptions, mon garçon. Je vois clair. À propos, veux-tu me dire si cette Lucienne a répondu à cette lettre que tu m’avais lue et que tu allais lui envoyer ?

— Jamais.

— Jamais ! Alors, en dépit de l’évidence, tu t’entêtes à penser que cette fille t’aime ?

— J’ai tellement la certitude qu’elle m’aime, je la crois tellement malheureuse, que, à bout de toutes ressources, je suis venu vous demander votre aide.

— Mon aide ! s’écria le docteur très choqué.

— Oh ! je ne vous demande pas le million, sourit le jeune homme.

— Le million !… je crois bien ; je n’aurais pas même le mille à t’offrir, répliqua le docteur très calme.

— Je sais que vous êtes pauvre ! dit le jeune homme avec un sourire très ironique.

— Très pauvre… hélas ! soupira le docteur qui avait baissé les yeux vers le tabouret.

— Mais il ne s’agit pas d’argent, mon oncle, simplement d’une petite démarche.

Le docteur bondit.

— Hein… une démarche… avec ma goutte ! Et ceci parut l’épouvanter beaucoup plus qu’une demande d’argent.

— Oh ! une démarche très facile, mon oncle… une démarche qui ne demande, si vous le voulez aucun pas à faire.

— Que veux-tu dire ?

— Vous êtes le médecin de Mme Renaud, n’est-ce pas ?

— Oh !… son médecin… oui et non… Je lui ai bien prescrit trois ou quatre sirops insignifiants pour des maux qu’elle n’avait pas.

— Cela suffit. Et puisque les sirops lui ont fait du bien….

— Ni bien ni mal, je pense.

— Qu’importe, elle vous doit une reconnaissance.

— Heu ! une reconnaissance… ce que je m’en fiche de sa reconnaissance. Mais elle me doit encore un sirop.

— Voilà comme cela coïncide : la démarche dont je vous parle peut faire votre affaire et la mienne.

— Comment ?

— C’est simple. Vous lui écrivez que vous avez retrouvé dans vos livres une petite note. — oh ! bien petite — et vu que vous êtes très pauvre….

— C’est juste.

— Le paiement de cette petite note, si c’était possible, vous rendrait un très grand service.

— Très bien. Voilà qui ferait mon affaire. Mais comment par la même occasion pourrais-je faire, ce faisant, la tienne, ton affaire ?

— Par la même occasion, mon oncle, et avec le temps, vous pourriez — oh ! avec bien des ménagements, bien de la diplomatie, comme le médecin sait en user avec ses malades récalcitrants — vous pourriez dis-je, lui démontrer l’énorme erreur qu’elle va commettre en donnant sa nièce à un anglais.

Le docteur éclata de rire, d’un rire presque fantastique.

Le jeune homme considéra son oncle avec amertume et confusion. Il demeura silencieux.

Le docteur retrouva bientôt son air grave et prononça avec une pitié dédaigneuse :

— Pauvre garçon ! sais-tu que tu es vraiment malade ?

Le jeune homme soupira sans répondre.

— Oui, vraiment malade, reprit le docteur. Certes, je te plains, mais je ne peux te guérir. Mais me diras-tu pour qui ou pour quoi tu me prends ? Me voyez-vous, à présent, l’entremetteur entre une tante, sa nièce et un amoureux ? Joli métier, ma foi ! N’aurai-je pas l’air du plus sot des sots ? Et tout cela, parce que la tante d’une certaine nièce ne veut pas de mon neveu !… parce que cette tante préfère à ce dernier un anglais ! Pourquoi, Georges, cet anglais ne te vaut-il pas pour faire le bonheur d’une petite fille ? Parce que la petite fille est canadienne ? Belle raison ! Voilà toujours la sotte rivalité de race. Est-ce que l’amour n’est pas de la même folle essence chez un peuple ou chez l’autre ? Est-ce que le verbe « aimer » et le verbe « love » ne représentent pas les mêmes banalités, la même bêtise ? Est-ce qu’un français aime ou peut aimer mieux et davantage qu’un anglais ? Est-ce qu’un anglais peut aimer moins qu’un allemand ? Est-ce qu’un allemand aime plus ou moins qu’un cafre ? Est-ce qu’un cafre… Allons, allons, Georges, ayons du sens ! Tiens, veux-tu m’en croire ? l’amour, cela n’existe pas, pas plus chez nous que chez les Anglais ou ailleurs. C’est un mot créé par les rimailleurs. Les gens sensibles s’en font une parure qu’ils étalent à tous moments ! Les gens frivoles s’en font une mode qu’ils changeront avec la nouvelle saison ! Les romanesques s’en font une chimère propre à la nourriture de leurs rêves. Les romanciers en colorient le fond de leurs tableaux ! Les banquiers en font une marchandise quelcon-