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FIERTÉ DE RACE

rêt, dis-moi quel est ton mal ?

— Toujours le même ! soupira le jeune homme avec amertume.

— Un amour inguérissable ?… Oui, oui, ricana le docteur avec mépris, je sais ce que c’est. Et je sais, en plus, que ce n’est pas de la stupidité, que c’est non plus de la générosité que cet amour…

— Qu’est-ce, mon oncle ? sourit le jeune homme.

— C’est simplement de la folie, mon neveu !

— Vous me l’avez dit déjà une fois ou deux.

— Qu’importe ! Je le répète, voilà tout.

Il attira à ses pieds un tabouret sur lequel il les posa commodément et reprit :

— Ça ! causons sérieusement. D’abord, pourquoi aimes-tu cette jeune fille ?

— Parce qu’elle est adorable !

— Tu la connais à peine ?

— Assez pour savoir que cette jeune fille est un ange !

— Ta, ta, ta… fit le docteur en riant, ne t’emporte pas avec les grands vents. Un ange ? dis-tu. Qu’est-ce qu’un ange au juste ? Le sais-tu ? Le sais-je ? Le savons-nous ? Non. Un ange, c’est un mot… rien qu’un mot. Mais une femme — ou bien une fille, jeune ou vieille, — est un être fait de toutes les imperfections terrestres. Ôte les cheveux blonds, les fards, les poudres… Ôte les sourires ensorcelants, les yeux magnétiques, … ôte les baisers humides… ôte encore… Non. Je m’arrête là. À présent que reste-t-il de cet être que tu appelles un ange ? un mannequin, un squelette, une chose méprisable… Voilà la femme !

— Voilà la femme ! sourit le jeune homme avec un léger sarcasme. Ainsi donc, mon cher oncle, vous reniez les saintes vertus de la maternité ? Vous reniez votre mère, et vous la classez parmi les choses méprisables, viles…

— Arrête, Georges !… Je n’ai pas parlé de la mère !

— La mère est femme, mon oncle !

— Je te dis que j’ai parlé de la femme, non de la mère. J’avoue que la mère c’est la femme régénérée, sanctifiée par la lourde et douloureuse tâche pour laquelle elle a été conçue.

— Que dire donc d’une jeune fille issue d’une femme ainsi sanctifiée ?

— Oui, oui, certes, bougonna le docteur pris au dépourvu par cette logique serrée ; je ne désavoue pas qu’il y ait des êtres moins imparfaits que d’autres.

— Eh bien ! mon oncle, je vous assure, je vous jure que Lucienne est moins imparfaite que bien d’autres jeunes filles.

— Cela se peut, cela se peut, mon cher Georges. Pourtant, cette Lucienne ne t’aime pas…

— Elle m’aime, mon oncle, répliqua le jeune homme avec conviction.

— Ah ! ah ! fit simplement le docteur.

Durant quelques minutes il demeura silencieux, et parut réfléchir profondément. Mais du coin de l’œil il se prit à observer la physionomie de son neveu, et cette physionomie s’assombrissait de minute en minute. Il y eut dans les yeux gris du docteur comme une lueur de pitié. Il glissa une main dans sa longue crinière grisonnante, geste qui lui était familier lorsque ses idées n’étaient pas nettes. Puis, il appuya un coude sur le bras du fauteuil, posa le menton sur la paume de la main, et, d’une voix lente, posée, le regard légèrement voilé, il rompit le silence :

— Tu dis que cette jeune fille t’aime ! Voilà un grand mot, mon garçon. Et ce mot, te l’a-t-elle dit ?

— Je l’ai lu sur ses lèvres souriantes et dans ses grands yeux chastes et purs. Je l’ai deviné à…

— Pas si vite… pas si vite ! interrompit le vieux médecin. Que diable ! prenons le temps de respirer, Georges, surtout à mon âge, avec une goutte marâtre… Oui, il importe d’y aller à pas lents et courts ! Alors, pour ne pas perdre le fil de notre sujet, tu dis que cette demoiselle te reçoit chez elle, à bras ouverts ?

— Je n’ai pas dit cela, mon oncle.

— Elle ne te reçoit pas ?

— Pas encore…

— Pas encore ?

— Et c’est ce qui me désespère.

— Je ne comprends pas.

— Vous allez comprendre, mon oncle. Lucienne m’aime, je le sais ; mais…

— Pauvre mais ! sourit le docteur avec ironie. Ce « mais » est bien la cause de tous nos désappointements ! Mais…

— Mais un autre s’est placé sur ma route.

— Mais… elle reçoit cet autre ?

— Pas elle, mon oncle sa tante.

— Ah ! c’est juste, il y a la tante… Oui, tante et l’autre font une paire solide !

— Parce que mon oncle, la tante en tient pour l’anglais.

— Bon, monsieur Hartley, fils !

— Vous êtes parfaitement renseigné, mon oncle.

— J’ai le tour de ça. Donc, conclusion, la tante trouve dans M. Hartley, fils de millionnaire, un parti préférable au parti représenté par M. Georges Crevier, neveu d’un oncle goutteux.

— Ne riez pas, mon oncle, c’est grave ! Mme Renaud veut donner sa nièce à un anglais, riche, c’est vrai, mais à un anglais que Lucienne n’aime pas !

— Ensuite ? dit le docteur redevenu très grave.

— Si ce mariage se fait, ce sera le malheur de cette jeune fille !

— Et le tien ?

— Si vous voulez.

— Ce mariage, qui ruine tes espérances, peux-tu l’empêcher ?

— Je le voudrais.

— Quels moyens entrevois-tu ?

— Il n’y a qu’un moyen : la résistance de Lucienne.

— Comment lui fournir ce moyen ?

— En arrivant à lui faire ma cour assidûment.

— Et par là, décourager Hartley ?

— Et l’écarter, oui.

— Et la tante y songes-tu ?

— Je pense qu’avec beaucoup de diplomatie, beaucoup d’attentions, de prévenances auprès de Mme Renaud on pourrait réussir.