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FIERTÉ DE RACE

hiver ?… Un vieux manteau de l’hiver dernier, si ce n’est pas un péché !….

— Un vieux manteau !… répéta M. Renaud avec ironie.

— Vieux et très démodé… tout à fait démodé… une vieillerie qui fait rire ! Et tu penses que ce n’est pas humiliant de fréquenter, dans cet accoutrement, une dame comme Mme Hartley.

— Si tu es si fort humiliée, laisse cette dame chez elle, et toi, demeure ici !

— Et Lucienne ?… hein ! Lucienne ?… qui la mariera ?

— Sacré gué ! elle se mariera toute seule ! se fâcha M. Renaud.

— Ah ! ah ! ricana Mme Renaud, tu as du cœur pour ta nièce…

— En as-tu plus que moi du cœur, Mélanie ? … quand tu veux la marier malgré elle ?…

— Malgré elle ! malgré elle !… c’est bon à dire… Ah ! mais… par exemple…

— Oui, par exemple… s’écria M. Renaud. Par exemple, tu te plains de n’avoir pas de manteau neuf à te mettre sur l’échine ; et, par exemple aussi, tu m’as saigné à noir pour acheter des toilettes à Lucienne !

— Ah !… et tu le regrettes ? ricana encore Mme Renaud.

— Non, je ne le regrette pas, et c’est ce qui te prouve que j’ai du cœur pour ma nièce sacré chien ! Mais je ne pouvais toujours pas tout donner à Lucienne et te donner tout à toi ! Comprends-tu, Mélanie ?

— Je comprends que tu es un entêté ! gronda Mme Renaud.

— C’est bon ; mais j’ai raison de m’entêter. Si je t’écoutais, ça ne serait pas long que ma propriété me serait enlevée sous le nez.

— Comment ça ?

— Eh bien ! je n’ai qu’à ne pas faire mes paiements sur l’hypothèque qui nous mange vivants !

— Ah !… c’est vrai, l’hypothèque ! fit Mme Renaud en se radoucissant.

— Tu vois bien, Mélanie ? Et je n’ai plus que huit jours devant moi pour honorer mon prochain paiement. Si je ne paye pas, crac… nous allons au diable !

— Hélas ! oui, mon ami, c’est justement cette hypothèque qui nous tue. Ah ! si l’on pouvait s’en débarrasser !

— Du train de vie qu’on mène, sacré gueux, jamais on ne s’en débarrassera !

— Cela dépend ! émit Mme Renaud d’une voix doucereuse.

— De quoi cela dépend-il encore ?

— D’un beau mariage pour Lucienne !

— Allons, bon… fit M. Renaud avec un haussement d’épaules incrédule, si tu penses que son mari…

— Prosper, interrompit Mme Renaud, je pense qu’un mari comme M. Hartley serait pour nous mieux qu’un neveu, mieux qu’un gendre ; je pense que ce serait un fils.

— C’est un Anglais !

— Penses-tu que les Anglais n’aiment pas leurs parents ?

— Je ne dis pas ça… Mais dis-moi donc, Mélanie, en passant, quelle diable d’idée as-tu de vouloir à tout prix marier la petite avec un Anglais ? Depuis trois ans que tu la tracasses. Fais-tu la connaissance d’un jeune Anglais que tu lui ouvres la porte, après naturellement, avoir écarté tous les Canadiens qui se présentent.

— Où veux-tu en venir, Prosper ?

— Attends, tu vas voir. D’abord, lorsque Lucienne est arrivée ici, tu t’es mis dans le chignon de lui faire épouser le jeune Hartley. Mais celui-ci dut s’éloigner pour aller faire des études à l’université de Yale. Trois ans… cela te parut long. Tu penses, je ne dis pas sans raison, qu’il pouvait se trouver d’autres jeunes Anglais valant bien Hartley sous le rapport de la fortune ou de la position sociale. Et durant ces trois années ce fut dans ma maison une procession de ces jeunes pédants anglo-saxons que Lucienne a dédaignés du premier au dernier. Or, aujourd’hui que le jeune Hartley est revenu, ta maladie te reprend.

— Tu parles comme si j’étais une insensée, gronda Mme Renaud ressaisie d’indignation.

— Mais oui, répliqua fortement M. Renaud, mais oui, sacré diable, c’est insensé de tracasser ainsi cette pauvre enfant !

— C’est pour son bonheur ! glapit Mme Renaud.

— C’est la misère que tu lui prépares ainsi que la damnation en la mariant avec un protestant !

— C’est tout le contraire que tu devrais dire rugit presque Mme Renaud… Si tu étais le moindrement intelligent, tu comprendrais que M. Hartley aime Lucienne, tu comprendrais également que l’amour étant une force aussi grande que l’argent, peut-être plus même, il arrivera nécessairement que Hartley se rangera aux idées de sa femme, qu’il se fera catholique. Si tu avais un peu de cervelle seulement…

— De cervelle, Mélanie, j’en ai autant que toi ! grogna M. Renaud.

Ces paroles soulevèrent Mme Renaud. Elle se dressa, terrible, fit trois pas vers la porte, tourna comme une panthère près de bondir, et d’une voix concentrée sous l’amas de la colère et avec l’accent d’une détermination redoutable elle prononça :

— Prosper, écoute. J’ai promis Lucienne à Hartley, c’est une affaire faite, le mariage est décidé. Maintenant, si tu peux empêche quelque chose, essaye, voir !

Sans plus elle quitta le salon d’un pas brusque.

M. Renaud soupira, hocha gravement la tête, ralluma sa pipe, se renfonça lourdement dans son fauteuil et demeura très méditatif au milieu d’un nuage de fumée blanche.

 

Là-haut, dans sa chambre, Lucienne avait entendu la dispute d’en bas.

Sur une petite table près de laquelle elle était assise, on pouvait apercevoir deux lettres ouvertes.

Lorsque les voix de M.  et Mme Renaud eurent fait silence, Lucienne prit l’une des deux lettres et se mit à la lire lentement avec un sourire empreint de pitié. Cette lettre était ainsi conçue :