Page:Féron - Fierté de race, 1924.djvu/17

Cette page a été validée par deux contributeurs.
15
FIERTÉ DE RACE

bonhomme dedans ! Étais-tu fourré sous un meuble ? Good Heavens ! est-ce que nous voulons maintenant nous cacher de notre grande Gabrielle… de notre petite Gaby ? Te fait-elle si peur que ça ? Non ? Mais alors, pourquoi se sauver d’elle ? Où étais-tu, James, puisque je veux, la prochaine fois, trouver la cachette ? Ha ! ha ! ha ! poor boy ! Come along !…

Et Gabrielle, ayant débité tout ce méli-mélo, et continuant de bavarder à tort et à travers, riant, criant, gesticulant, cherchait à entraîner le jeune Hartley de vive force.

Elle répétait sans cesse :

Come along ! come along !

Le jeune M. Hartley, plus rouge que la crête d’un coq, parvint à se dégager de l’étreinte de Gabrielle et dit d’une voix troublée par la confusion :

— Mademoiselle, si vous voulez, j’irai saluer ces dames et ces messieurs.

— Mais sans doute, certainement, donnez-moi votre bras, je vais vous présenter, cher monsieur Hartley. Mais venez donc !

Comme le jeune M. Hartley résistait encore, Gabrielle appela :

— Lucienne ! Lucienne ! viens donc m’aider à faire marcher ce mannequin !

Il y eut de petits rires ça et là.

Le clergyman prononça avec effort :

Terrible girl !

Lucienne, sans répondre à l’appel de Gabrielle, prit place sur une causeuse où était assise Mme Hartley.

M. Hartley fit signe à son fils de céder à Gabrielle, afin de faire cesser une scène qui devenait disgracieuse.

Le jeune homme obéit. Il se laissa conduire, ou mieux il se laissa entraîner vers Lucienne.

C’est à ce moment surtout qu’il put juger de la distance qui existait entre ces deux jeunes filles ! Oui, quelle différence entre cette Gabrielle débraillée, bohème, et la parfaite tenue de Lucienne ! Lucienne… quel charme dans toute sa physionomie ! Quelle grâce dans son sourire ! Quelle délicatesse dans sa conversation. Quelle distinction modeste et simple dans ses gestes ! Cela était si frappant que Mme Foisy se voyait forcée de se l’avouer à elle-même, mais avec une jalousie qui la faisait verdir.

Pendant une demi-heure la conversation roula sur l’importance de l’instruction à donner aux jeunes hommes, sur les avantages immenses qu’offre la fréquentation des universités étrangères, sur les talents particuliers du jeune M. Hartley comme sur ceux du jeune M. Burnham. Et à part quelques espiègleries de Gabrielle — espiègleries qui ne manquaient pas de faire rouler de gros yeux au long et maigre clergyman — tout se passa dans les meilleures convenances.

Puis Lucienne fut priée de chanter, car on savait qu’elle chantait bien. Elle accepta de bonne grâce. Elle accepta également, et avec un sourire gracieux, le bras que lui offrit le jeune Hartley pour la conduire au piano.

Un silence absolu se fit, tous les regards s’attachèrent curieusement sur le jeune homme et la jeune fille, puis toutes les oreilles demeurèrent dans l’attente. La nièce de Mme  Renaud venait d’essayer les touches d’ivoire, et le jeune M. Hartley, debout, accoudé à l’instrument regardait la jeune fille avec une admiration que toute l’assemblée pouvait facilement saisir. Parmi les visiteurs quelques coups d’œil s’échangèrent et Mme Foisy profita de cette circonstance pour se pencher vers sa fille et lui murmurer à l’oreille cette recommandation :

— Gaby ! fais en sorte qu’ils ne se trouvent pas seuls… Du regard elle indiquait Lucienne et le jeune Hartley.

Un sourire entendu glissa entre les lèvres de Gabrielle, et elle répliqua :

— Je suis là maman… je te garantis qu’il ne se prendront pas même le bout du petit doigt !

Mme Foisy sourit avec satisfaction.

À cet instant, Lucienne commençait les premières paroles d’une romance. Elle chanta avec un accent de tendre mélancolie qui toucha surtout Mme Hartley et son fils. Et quand résonnèrent les derniers accords, toute l’assistance applaudit vivement.

Gabrielle, sincèrement ou non, multiplia les battements de mains, se pencha de côté et d’autre pour s’assurer qu’elle était remarquée et elle oublia la recommandation de sa mère. Et quand les paroles de Mme Foisy lui revinrent à l’esprit, elle comprit qu’il était trop tard, et que, peut-être, tout un drame venait de se jouer entre la nièce de Mme Renaud et le jeune Hartley.

En effet, celui-ci, au moment où les applaudissements éclataient, incapable de résister plus longtemps aux désirs ardents qui le brûlaient, s’était soudainement penché à l’oreille de Lucienne et avait dit à brûle-pourpoint :

— Lucienne, je vous aime !…

De suite il était revenu à sa posture d’avant, tout pale, très agité, et comme épouvanté d’une audace dont il ne s’était jamais cru capable.

À cette déclaration inattendue, Lucienne avait tressailli, rougi violemment et perdu son sourire.

Gabrielle avait saisi ou deviné tous les fils de ce petit drame, elle en avait comme perçu toutes les émotions qui avaient un moment secoué les deux acteurs ; et à l’instant où le jeune M. Hartley se demandait avec angoisse ce que Lucienne allait répondre, Gabrielle, pour étouffer les rugissements de colère qui grondaient en elle, saisit une main du jeune M. Burnham, une main du fils Cox, et comme soulevée par un coup de vent, elle s’élança dans une course furibonde vers Lucienne et Hartley, entraînant ses deux « finfins » et criant de tous ses poumons :

— Bravo ! Lucienne… bravo ! encore… encore…

Et pour mieux écarter le jeune Hartley, Gabrielle jetait presque sur les genoux de Lucienne ses deux gardes du corps, disant :

— Au fait, tu ne connais pas M. Burnham et M. Cox, mes amis. Je te les présente… ils sont très gentils…

Et aussitôt — car elle s’imaginait avec raison peut-être qu’il ne lui fallait pas perdre une minute — elle pivota vers le jeune Hartley avec lequel elle se trouva face à face.