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FIERTÉ DE RACE

la porte et s’écriait :

Well, my boy, how do you do ?

Puis elle échappait un éclat de rire strident.

— Pourquoi ris-tu si fort ? voulut réprimander Mme  Foisy.

— Pourquoi, maman ? Parce que je viens de saluer un absent. Et elle se mit à appeler :

James ! James ! where are you, nasty fellow ?

Puis elle referma brusquement la porte qui claqua.

— Je pense, dit M. Hartley, que James est allé à son club.

— À son club ? s’écria Gabrielle comme outragée. Quelle impolitesse ! Où est-ce son club ?

— Tu n’iras pas, j’espère, le relancer jusque là ? dit Mme Foisy.

— Pourquoi pas ? Est-ce qu’on n’avait pas promis de venir le saluer avant son départ pour Yale ?

— Qu’à cela ne tienne ! sourit Mme Hartley, vous le verrez certainement ce soir, Gabrielle. James ne peut être allé à son club que pour un moment, une petite affaire à régler, que sais-je ?

— Ah ! bien, le voilà ! s’écria tout à coup Gabrielle. Et rapidement elle s’élança vers la personne qui venait de paraître. Mais elle s’arrêta court devant le serviteur qui annonçait :

— Monsieur et madame Hibbard !

Gabrielle fit une grimace, pirouetta et s’en fut s’asseoir près de sa mère.

M. Hartley et Mme Hartley s’avançaient vivement vers les nouveaux venus.

M. Hibbard était un très long et très maigre personnage, sans cheveux, sans barbe, sans moustache, d’une figure longue comme un carême, hâve et famélique. Il était vêtu d’un complet tout noir, portait le col romain et ses longues jambes étaient emprisonnées dans de longues jambières. M. Hibbard était un clergyman.

Petite, grassette, souriante, à l’allure vive, blonde et grisonnante, telle était Mme Hibbard, l’épouse du digne clergyman.

À peine les salutations furent-elles faites que de nouveaux visiteurs furent annoncés.

Il y avait Mme Burnham et son fils, Conrad, qui allait accompagner le jeune Hartley à Yale. Puis, Cox & Son, banquiers, père et fils. M. Cox était veuf, et son veuvage paraissait lui être un supplice. C’était un gros homme, court, bien gras, bien rouge, très jovial. « On disait » qu’il avait des vues sur Mme Foisy, bien que ces vues n’eussent pas encore été exprimées ouvertement et publiquement. Le fils Cox était un garçon de 25 ans, de taille moyenne, ni long ni court, avec une tête rousse, un visage parsemé de points de rousseur, et pas beau du tout. Tiré à huit épingles, garni de diamants, l’air empesé et précieux, ce garçon sentait de très loin la suffisance et l’insignifiance. Il ne savait que prendre des poses… et quelles poses ! Il parlait peu par manque de savoir causer ; mais s’il se hasardait à dire quelque chose, c’était une sottise. « On disait »… sur le compte de ce dernier qu’il en tenait pour Mlle Gabrielle !

Or, tout ce monde s’était réparti en trois groupes : les vieux messieurs d’un côté, pour causer affaires et argent ; les vieilles dames de l’autre, pour jalouser les jeunes ou se plaindre de leurs maris ; les jeunes, c’est-à-dire M. Cox, fils, le jeune Burnham — petit jeune homme agité, bavard et fat — et Mlle Gabrielle formaient le troisième groupe.

La conversation était devenue générale, mais le verbe hautement timbré de Gabrielle et ses immenses éclats de rire dominaient.

Entourée du jeune M. Burnham, toujours porté aux galanteries souvent osées, mais qui ne déplaisaient guère à Gabrielle, et du précieux M. Cox, fils, qui parlait peu, riait peu, bougeait peu, mais qui, d’autre part, dévorait beaucoup Gabrielle de ses yeux jaunes et stupides, — la jeune fille, ainsi entourée se trémoussait de plus en plus.

Un peu plus tard, M. Burnham, par simple courtoisie, avait demandé à la jeune fille un petit morceau de musique.

Celle-ci s’était mise à rire, puis avait répondu :

— Pour vous plaire…

Et elle était allé au piano, en avait fait jaillir quelques plaintes, puis s’était défendue de ne se rappeler rien, et bien vite était revenue s’abandonner aux galanteries du jeune M. Burnham et aux regards dévorants de M. Cox, fils.

De temps à autre Gabrielle lâchait une grivoiserie qui mettait sur le masque du clergyman une grimace, et un sourire sur les lèvres de Mme Foisy.

Enfin, deux autres personnages firent leur apparition : Mme Renaud et sa nièce. Oui, Lucienne traînée comme une martyre dans un milieu pour lequel elle n’était pas faite et qui l’écœurait.

Les conversations s’arrêtèrent aussitôt.

M.  et Mme Hartley déjà s’empressaient auprès des nouvelles venues.

Des regards d’admiration du côté masculin saluèrent l’arrivée de la jeune fille ; des regards d’envie ou de dédain du côté des dames.

Gabrielle parut enchantée de voir Lucienne. Sans se soucier des jeunes messieurs, elle s’élança vers l’orpheline, lui sauta au cou et la couvrit de caresses folles.

Sans l’entrée d’un nouveau personnage, il est probable que Gabrielle n’aurait pas donné à Lucienne le loisir de saluer les distingués visiteurs de M. Hartley. Et ce nouveau personnage n’était autre que le jeune M. Hartley qui venait d’apparaître dans la porte du fumoir. Les regards du jeune homme s’étaient arrêtés de suite sur la charmante physionomie de Lucienne, qui lui adressa un sourire gracieux. Car, disons-le, Lucienne, traînée à la remorque de sa tante, contre fortune tachait de faire bon visage.

Mais déjà Gabrielle, en trois sauts, avait franchi la distance qui la séparait du jeune M. Hartley, et elle criait :

— Ô James ! ce cher James !… Eh bien ! tu en fais de belles, toi ? On vient te voir, et tu t’esquives sans façon ! On ouvre la boîte (elle désignait le fumoir), et pas de