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FIERTÉ DE RACE

— C’est selon : cela dépend des goûts et des inclinations.

— Tu ne veux pas dire, au moins, que tu regrettes déjà la campagne ?

— Non, je ne veux pas dire cela.

— Alors, tu te plais ici ?

— Oui, je me plais.

— Tant mieux. Mais tu te plairas davantage lorsque tu auras quelque ambition.

— Quelle ambition voulez-vous que j’aie, ma tante ?

— À mon sens il n’y a qu’une seule vraie ambition pour toute jeune fille d’un monde bien élevé : un beau et bon mariage !

— Le mariage !… Ah ! si vous saviez que cette pensée est loin de moi, sourit tristement Lucienne, toujours appuyée à la fenêtre.

— Il est vrai que tu es jeune encore, Lucienne, et certes, je ne te conseillerais pas de te marier sitôt. Mais d’ici deux ou trois ans, et quand un jeune homme, comme M. Hartley, par exemple, aura attiré ton attention, lorsque tu sentiras ton cœur tressaillir et battre avec délice et ton front rougir au seul nom du jeune homme, alors, ma chérie, tu penseras au mariage. Et puis, c’est si naturel…

Lucienne ne put s’empêcher de rire aux éclats.

— Pourquoi ris-tu encore ? demanda, très sévère, Mme Renaud.

Avant de répondre, la jeune fille quitta la fenêtre et vint, toute souriante maintenant s’asseoir sur un divan en face de Mme Renaud. Lucienne avait reconquis tout son calme, et elle se sentait forte et prête pour la lutte qu’elle entrevoyait.

— Ma tante, dit-elle en arrangeant les plis de sa robe, c’est cette pensée de mariage qui me fait rire. Je me demande si ma nature me porte vers cette vocation.

— Tu me surprends ! fit Mme Renaud avec gravité.

— Ce n’est pas ma faute, ma chère tante, puisque je me sens tout à fait à ma place telle que je suis à présent près de vous, et heureuse autant qu’il peut m’être permis d’envier ou de désirer le bonheur ; que puis-je demander de plus ?

— Bon, bon… mais attends, laisse s’écouler un an ou plus, trois années même, ajouta Mme Renaud avec un sourire ambigu. Tiens, écoute. J’étais pareille à toi, à cet âge, et sais-tu que juste deux mois avant de me marier, je n’avais jamais songé à la vie du ménage ? Comprends-tu ?… deux mois. Oui, il n’a suffi que de ces deux mois pour me faire comprendre la vie telle que tu dois la comprendre, et pour me faire épouser ton oncle.

Et comme Lucienne gardait à ses lèvres un sourire qui ne plaisait guère à Mme Renaud, celle-ci changea brusquement le sujet de conversation.

— Veux-tu me dire, Lucienne, ce que tu jouais tout à l’heure ? Il me semble avoir entendu cet air-là de Mlle Gabrielle.

— C’est l’air d’une romance de Bizet, ma tante.

— Tiens… ça m’avait l’air d’une marche nuptiale ! Mme Renaud souriait vaguement.

— Je ne sais pas si Bizet a composé des marches nuptiales, ma tante.

— N’importe ! Mlle Gabrielle joue cela, je crois.

— Joue-t-elle bien, Mlle Gabrielle ?

— Pas mal… pas aussi bien que toi. Veux-tu me jouer ce morceau… cette romance encore une fois ?

— Certainement, ma tante.

Lucienne courut au piano, bien heureuse d’échapper aux entretiens ennuyeux de sa tante.

Mais à peine avait-elle fait jaillir quelques notes claires de l’instrument, qu’une sonnerie se mêla à la sonorité des sons de musique.

— Écoute donc, Lucienne, interrompit Mme Renaud pour tendre l’oreille.

— C’est le téléphone, ma tante, dit tranquillement Lucienne. Voulez-vous que j’aille répondre ?

— Non, ne te dérange pas, j’y vais moi-même…

Pendant que Mme Renaud s’éloignait, la jeune fille reprit doucement l’air de sa mélodie à laquelle venaient se mêler harmonieusement les gazouillis des oiseaux et les murmures des feuillages.


V

La famille Hartley


Cette famille n’était pas anglaise, comme aurait pu l’affirmer Mme Renaud, mais plutôt « Yankee ».

M. Hartley était né dans l’un des États de l’Oncle Sam. Quand il eut atteint l’âge de vingt-cinq ans, il décida de passer la frontière et s’en vint établir un petit commerce dans une campagne de l’Ontario. Les affaires marchèrent bien. Cinq ans lui suffirent pour amasser un petit pécule qui, joint au produit de la vente de son fonds de commerce, lui donna une valeur-argent assez importante. Avec cet argent et de l’ambition, il s’en fut à Québec où, un peu plus tard il épousait Mlle Spence, fille unique d’un négociant à l’aise. Le gendre — c’est-à-dire Hartley — fut bientôt l’associé du beau-père. Puis, ce beau-père abandonna notre planète, et Hartley demeura à la tête de splendides affaires. Après quelques années de négoce il avait acquis une fortune qui allait s’accroissant d’année en année.

Cette famille habitait, rue de l’Esplanade, une très belle maison.

Le père — James Hartley, sr — était un petit homme d’apparence très médiocre, mais doué d’une grande énergie. Il touchait la soixantaine, et déjà il était tout blanc de cheveux, de favoris et de moustache. Homme simple, mais habile, et très dévoué à sa famille, Hartley représentait bien ce type de l’Américain qui, en ce monde, n’a que deux affections : ses affaires et son foyer.

On était en septembre. Revenue depuis peu de sa villa d’été de l’Île d’Orléans, la famille Hartley, un soir, était réunie autour de la table bien dressée d’une grande et belle salle à manger.

Deux jeunes filles faisaient le service.

Sur un geste de M. Hartley elles s’éloignèrent, et la conversation fut engagée.

— Eh bien, James, commença M. Hartley,