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FIERTÉ DE RACE

— Certes, certes, prononça-t-elle de sa voix doucereuse qu’elle essayait de rendre persuasive, mademoiselle Lucienne n’a aucunement l’air d’appartenir à la catégorie de ces petites niaises des champs. Naturellement aussi, à peine venue de la campagne, elle en conserve encore quelques manières ; et cela est si peu visible que seule une femme de la société, comme Mme Foisy, peut en deviner ou saisir les nuances.

Ces paroles, qui cependant cachaient une légère ironie, parurent calmer l’agitation de Mme Foisy. Elle esquissa un sourire contraint et dit :

— Voilà bien l’opinion réelle que j’avais de votre nièce, chère madame Renaud. Aussi, dans le but d’aider à l’éducation mondaine de cette enfant, j’avais songé à l’associer à Gabrielle.

Mme Renaud se sentit piquée. Elle connaissait cette Gabrielle et ne pouvait certes pas la recommander à Lucienne comme modèle, et encore moins comme mentor. Mais elle n’eut garde de faire part à Mme Foisy des sentiments qu’elle avait à l’égard de mademoiselle Gabrielle. Elle dit simplement, mais avec un peu d’humeur :

— Mais il me semble que votre fille n’est pas encore sortie du couvent.

— Je sais bien, chère amie, mais elle en sortira dans un mois. Comme vous le savez, Gabrielle est toute préparée à paraître dans le monde par les connaissances qu’elle en a déjà acquises ; elle est si intelligente.

— Oui, je sais, répliqua Mme Renaud avec une ironie non dissimulée, et je vous félicite de posséder une enfant aussi intéressante.

— Vous dites cela, rétorqua Mme Foisy avec une nouvelle aigreur, comme si Gabrielle n’était pas digne d’être la compagne de votre nièce.

— Oh ! pas du tout, pas du tout, s’empressa de dire Mme Renaud qui, au fond redoutait Mme Foisy. J’avoue estimer hautement mademoiselle Gabrielle. C’est à coup sûr une jeune fille qui vous fera honneur dans la société. Elle est gentille, intelligente, gracieuse même. Je suis certaine qu’elle conviendra à Lucienne et je serai contente de les savoir toutes deux amies.

— En effet, dit à son tour Mme Hartley qui voulait rétablir l’accord, Gabrielle est bien la compagne qu’il faudra à Lucienne. N’est-ce pas, mademoiselle, continua-t-elle en se tournant vers la jeune fille, que vous aimerez bien Gabrielle ?

À cette interpellation directe, Lucienne releva ses regards avec surprise et répondit :

— Certainement, madame, bien que je ne connaisse pas mademoiselle Gabrielle.

— Petite, souffla l’oncle Renaud à l’oreille de Lucienne, moi je ne te presserai pas de connaître cette Gabrielle… quelle girouette, si tu savais !

Lucienne sourit, Mme Foisy lui dit :

— Je vous l’amènerai un de ces jours, et vous verrez qu’elle vous plaira.

— Je le souhaite, madame, je désire tant avoir une amie.

— Moi, murmura M. Renaud, je ne le souhaite pas, sacré diable !

— Une amie délicieuse, comme vous-même, fit Mme Hartley. Mais venez donc ici que je vous voie mieux !

Lucienne rougit et regarda sa tante comme pour prendre son avis.

— Approche, chérie ! commanda Mme Renaud.

— Oui, oui ! va, ma petite, appuya M. Renaud, ça te reposera la vue ; car je n’entends pas que cet album abîme tes jolis yeux.

Lucienne se leva pour s’approcher de ces dames. Quant à monsieur Renaud, il s’excusa auprès de la compagnie et quitta le salon pour aller fumer sa pipe.

Un instant Lucienne demeura debout entre Mme Renaud et Mme Hartley, face à Mme Foisy.

Et dans sa robe de velours qui lui seyait si bien, avec cet air candide et ce sourire d’enfant qui lui donnaient une expression ravissante, et dans cette attitude un peu confuse mais sans gaucherie, Lucienne créa un éblouissement.

Toutefois, Mme Foisy ne perdit pas totalement son petit air de dédain en observant la jeune fille ; car, déjà, elle redoutait que cette Lucienne ne fut plus tard une rivale à sa fille, Gabrielle. De fait, Mme Foisy travaillait sérieusement, et nous pourrions dire âprement à tisser une liaison durable entre sa fille et le fils des Hartley. Elle se croyait même sûre du succès depuis un certain temps. Mais aujourd’hui elle redoutait que Mme Hartley n’éprouvât pour la nouvelle venue une trop grande admiration. Et craignant de voir ses projets aller à la dérive, elle s’ingéniait à faire voir dans Lucienne des défauts ou des imperfections que n’avait pas la jeune fille.

Quant à Lucienne, intelligente comme elle l’était, elle prévoyait déjà que ces trois femmes étaient dangereuses et qu’elle allait être la cible de leurs intrigues. Déjà elle devinait le jeu de chacune d’elles.

Sa tante, d’abord, qui tenterait de lui faire sacrifier son cœur. Ensuite, Mme Hartley qui voudrait la ravir à elle-même pour la donner, du consentement de Mme Renaud, à son fils. Enfin, Mme Foisy qui, voyant dans Lucienne surgir un obstacle à des projets bien chers, chercherait par tous les moyens à diminuer la valeur personnelle de la jeune fille.

Pour l’orpheline ces trois femmes représentaient en fin de compte, trois ennemies. Et pourtant elle ne leur avait fait aucun mal. Seul l’égoïsme mondain en était la cause. Mais la jeune fille ne perdit pas son calme pour tout cela ; elle se sentait assez forte pour faire face à tous ces dangers.

Et lorsque Mme Hartley lui eut dit :

— Vraiment, ma belle enfant, j’ai grandement hâte de vous présenter à M. Hartley et à mon fils, James…

Lucienne put répondre avec son bon sourire :

— Vous êtes trop bonne, madame, je ne suis pas bien assurée de pouvoir plaire à ces messieurs.

— Oh ! je suis certaine du contraire, chère enfant.

— Quant à moi, fit hypocritement Mme Foisy, je suis impatiente de vous faire connaître