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qu’est-ce que ce peuple n’a pas souffert ! On a vu ruisseler le plus pur sang des citoyens par d’innombrables proscriptions. Les triumvirs ont été plus barbares que les Gaulois mêmes qui prirent Rome. Heureux qui n’a point vu ces jours de désolation ! Mais enfin parle-moi, ô tyran ! pourquoi déchirer les entrailles de Rome, ta mère ? Quel fruit te reste-t-il d’avoir mis ta patrie dans les fers ? Est-ce de la gloire que tu cherchais ? n’en aurais-tu pas trouvé une plus pure et plus éclatante à conserver la liberté et la grandeur de cette ville, reine de l’univers, comme les Fabricius, les Fabius, les Marcellus, les Scipions ? Te fallait-il une vie douce et heureuse ? l’as-tu trouvée dans les horreurs inséparables de la tyrannie ? Tous les jours de ta vie étaient pour toi aussi périlleux que celui où tant de bons citoyens immortalisèrent leur vertu en te massacrant. Tu ne voyais aucun vrai Romain dont le courage ne dût te faire pâlir d’effroi. Est-ce donc la vie tranquille et heureuse que tu as achetée par tant de peines et de crimes ? Mais, que dis-je ? tu n’as pas eu même le temps de jouir du fruit de ton impiété. Parle, parle, tyran ; tu as maintenant autant de peine à soutenir mes regards, que j’en aurais eu à souffrir ta présence odieuse quand je me donnai la mort à Utique. Dis, si tu l’oses, que tu as été heureux.

César. — J’avoue que je ne l’étais pas ; mais c’étaient tes semblables qui troublaient mon bonheur.

Caton. — Dis plutôt que tu te troublais toi-même. Si tu avais aimé la patrie, la patrie t’aurait aimé. Celui que la patrie aime n’a pas besoin de garde ; la patrie entière veille autour de lui. La