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Denys. — Je ne puis souffrir deux hommes qui méprisent la vie et ma puissance.

Damon. — Tu ne peux donc souffrir la vertu ?

Denys. — Non, je ne puis souffrir cette vertu fière et dédaigneuse qui méprise la vie, qui ne craint aucun supplice, qui est insensible aux richesses et aux plaisirs.

Damon. — Du moins tu vois qu’elle n’est point insensible à l’honneur, à la justice et à l’amitié.

Denys. — Çà, qu’on emmène Pythias au supplice ; nous verrons si Damon continuera à mépriser mon pouvoir.

Damon. — Pythias, en revenant se soumettre à tes ordres, a mérité de toi que tu le laisses vivre ; et moi, en me livrant pour lui à ton indignation, je t’ai irrité : contente-toi, fais-moi mourir.

Pythias. — Non, non, Denys ; souviens-toi que je suis le seul qui t’a déplu : Damon n’a pu…

Denys. — Hélas ! que vois-je ? où suis-je ? que je suis malheureux et digne de l’être ! Non, je n’ai rien connu jusqu’ici ; j’ai passé ma vie dans les ténèbres et dans l’égarement. Toute ma puissance m’est inutile pour me faire aimer ; je ne puis pas me vanter d’avoir acquis, depuis plus de trente ans de tyrannie, un seul ami dans toute la terre. Ces deux hommes, dans une condition privée, s’aiment tendrement, se confient l’un à l’autre sans réserve, sont heureux en s’aimant, et veulent mourir l’un pour l’autre.

Pythias. — Comment auriez-vous des amis, vous qui n’avez jamais aimé personne ? Si vous aviez aimé les hommes, ils vous aimeraient. Vous les avez craints, ils vous craignent, ils vous haïssent.