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Alcibiade. — Ah ! mon cher Socrate, faut-il que je sois séparé de toi ! Hélas ! où irai-je donc ?

Socrate. — Avec ces âmes vaines et faibles dont la vie a été un mélange perpétuel de bien et de mal, et qui n’ont jamais aimé de suite la pure vertu. Tu étais né pour la suivre, tu lui as préféré tes passions. Maintenant elle te quitte à son tour, et tu la regretteras éternellement.

Alcibiade. — Hélas ! mon cher Socrate, tu m’as tant aimé ; ne veux-tu plus jamais avoir aucune pitié de moi ? Tu ne saurais désavouer (car tu le sais mieux qu’un autre) que le fond de mon naturel était bon.

Socrate. — C’est ce qui te rend plus inexcusable. Tu étais bien né et tu as mal vécu. Mon amitié pour toi, non plus que ton beau naturel, ne sert qu’à ta condamnation. Je t’ai aimé pour la vertu, mais enfin je t’ai aimé jusqu’à hasarder ma réputation. J’ai souffert pour l’amour de toi qu’on m’ait soupçonné injustement de vices monstrueux que j’ai condamnés dans toute ma doctrine. Je t’ai sacrifié ma vie aussi bien que mon honneur. As-tu oublié l’expédition de Potidée, où j’ai logé toujours avec toi ? Un père ne saurait être plus attaché à son fils que je ne l’étais à toi. Dans toutes les rencontres des guerres j’étais toujours à ton côté. Un jour, le combat douteux, tu fus blessé ; aussitôt je me jetai au-devant de toi pour te couvrir de mon corps comme d’un bouclier. Je sauvai ta vie, ta liberté, tes armes. La couronne m’était due pour cette action : je priai les chefs de l’armée de te la donner. Je n’eus de passion que pour ta gloire. Je n’eusse jamais cru que tu eusses pu devenir la honte de ta patrie et la source de tous ses malheurs.