Page:Fénelon - De l’éducation des filles. Dialogues des morts.djvu/211

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Socrate. — Lequel valait mieux, ou de ne s’en mêler pas, ou de les brouiller et de devenir l’ennemi de sa patrie ?

Alcibiade. — J’aime mieux mon personnage que le tien. J’ai été beau, magnifique, tout couvert de gloire, vivant dans les délices, la terreur des Lacédémoniens et des Perses. Les Athéniens n’ont pu sauver leur ville qu’en me rappelant. S’ils m’eussent cru, Lysandre ne serait jamais entré dans leur port. Pour toi, tu n’étais qu’un pauvre homme, laid, camus, chauve, qui passait sa vie à discourir, pour blâmer les hommes dans tout ce qu’ils font. Aristophane t’a joué sur le théâtre ; tu as passé pour un impie et on t’a fait mourir.

Socrate. — Voilà bien des choses que tu mets ensemble : examinons-les en détail. Tu as été beau, mais décrié pour avoir fait de honteux usages de ta beauté. Les délices ont corrompu ton beau naturel. Tu as rendu de grands services à ta patrie, mais tu lui as fait de grands maux. Dans les biens et dans les maux que tu lui as faits, c’est une vaine ambition et non l’amour de la vertu qui t’a fait agir ; par conséquent il ne t’en revient aucune gloire véritable. Les ennemis de la Grèce, auxquels tu t’étais livré, ne pouvaient se fier à toi, et tu ne pouvais te fier à eux. N’aurait-il pas été plus beau de vivre pauvre dans ta patrie et d’y souffrir patiemment tout ce que les méchants font d’ordinaire pour opprimer la vertu ? Il vaut mieux être laid et sage comme moi, que beau et dissolu comme tu l’étais. L’unique chose qu’on peut me reprocher est de t’avoir trop aimé et de m’être laissé éblouir par un naturel aussi léger que le tien. Tes vices ont déshonoré l’éducation phi-