Page:Fénelon - De l’éducation des filles. Dialogues des morts.djvu/206

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Démocrite. — Je ne puis l’être, pensant en toutes choses le contraire de ce qu’ils pensent.

Héraclite. — Il y a des folies de diverse espèce. Peut-être qu’à force de contredire les folies des autres vous vous jetez dans une extrémité contraire, qui n’est pas moins folle.

Démocrite. — Croyez-en ce qu’il vous plaira ; et pleurez encore sur moi, si vous avez des larmes de reste : pour moi, je suis content de rire des fous. Tous les hommes ne le sont-ils pas ? Répondez.

Héraclite. — Hélas ! ils ne le sont que trop ; c’est ce qui m’afflige ; nous convenons vous et moi en ce point, que les hommes ne suivent point la raison. Mais moi, qui ne veux pas faire comme eux, je veux suivre la raison qui m’oblige de les aimer ; et cette amitié me remplit de compassion pour leurs égarements. Ai-je tort d’avoir pitié de mes semblables, de mes frères, de ce qui est, pour ainsi dire, une partie de moi-même ? Si vous entriez dans un hôpital de blessés, ririez-vous de voir leurs blessures ? Les plaies du corps ne sont rien en comparaison de celles de l’âme : vous auriez honte de votre cruauté, si vous aviez ri d’un malheureux qui a la jambe coupée ; et vous avez l’inhumanité de vous moquer du monde entier qui a perdu la raison.

Démocrite. — Celui qui a perdu une jambe est à plaindre, en ce qu’il ne s’est point ôté lui-même ce membre ; mais celui qui perd la raison la perd par sa faute.

Héraclite. — Hé ! c’est en quoi il est plus à plaindre. Un insensé furieux, qui s’arracherait lui-même les yeux, serait encore plus digne de compassion qu’un autre aveugle.