Page:Fénelon - De l’éducation des filles. Dialogues des morts.djvu/167

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Ulysse. — Vous êtes donc assez insensé et assez abruti pour mépriser la sagesse, qui égale presque les hommes aux dieux ?

Grillus. — Au contraire, c’est par sagesse que je méprise les hommes. C’est une impiété de croire qu’ils ressemblent aux dieux, puisqu’ils sont aveugles, injustes, trompeurs, malheureux et dignes de l’être, armés cruellement les uns contre les autres, et autant ennemis d’eux-mêmes que de leurs voisins. À quoi aboutit cette sagesse que l’on vante tant ? elle ne redresse point les mœurs des hommes ; elle ne se tourne qu’à flatter et à contenter leurs passions. Ne vaudrait-il pas mieux n’avoir point de raison, que d’en avoir pour exécuter et pour autoriser les choses les plus déraisonnables ? Ah ! ne me parlez plus de l’homme : c’est le plus injuste, et par conséquent le plus déraisonnable, de tous les animaux. Sans flatter notre espèce, un cochon est une assez bonne personne : il ne fait ni fausse monnaie ni faux contrats ; il ne se parjure jamais ; il n’a ni avarice ni ambition ; la gloire ne lui fait point faire de conquête injuste ; il est ingénu et sans malice ; sa vie se passe à boire, manger et dormir. Si tout le monde lui ressemblait, tout le monde dormirait aussi dans un profond repos, et vous ne seriez pas ici ; Pâris n’aurait jamais enlevé Hélène ; les Grecs n’auraient point renversé la superbe ville de Troie après un siège de dix ans ; vous n’auriez point erré sur mer et sur terre au gré de la fortune et vous n’auriez pas besoin de conquérir votre propre royaume. Ne me parlez donc plus de raison, car les hommes n’ont que de la folie. Ne vaut-il pas mieux être bête que méchant fou ?