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enfants pour leurs jouets : je ne suis plus assez dispos pour remporter le prix ; et je ne l’envierai point à un autre moins chargé de lard et de graisse. Pour la musique, j’en ai perdu le goût ; et le goût seul décide de tout : le goût qui vous y attache m’en a détaché : n’en parlons plus. Retournez à Ithaque ; la patrie d’un cochon se trouve partout où il y a du gland. Allez, régnez, revoyez Pénélope, punissez ses amants : pour moi, ma Pénélope est la truie qui est ici près ; je règne dans mon étable, et rien ne trouble mon empire. Beaucoup de rois dans des palais dorés ne peuvent atteindre à mon bonheur ; on les nomme fainéants et indignes du trône quand ils veulent régner comme moi, sans se mettre à la gêne, et sans tourmenter tout le genre humain.

Ulysse. — Vous ne songez pas qu’un cochon est à la merci des hommes, et qu’on ne l’engraisse que pour l’égorger. Avec ce beau raisonnement, vous finirez bientôt votre destinée. Les hommes, au rang desquels vous ne voulez pas être, mangeront votre lard, vos boudins et vos jambons.

Grillus. — Il est vrai que c’est le danger de ma profession ; mais la vôtre n’a-t-elle pas aussi ses périls et ses alarmes ? Je m’expose à la mort par une vie douce dont la volupté est réelle et présente ; vous vous exposez de même à une mort prompte par une vie malheureuse, et pour une gloire chimérique. Je conclus qu’il vaut mieux être cochon que héros. Apollon lui-même dût-il chanter un jour vos victoires, son chant ne vous guérirait point de vos peines, et ne vous garantirait point de la mort. Le régime d’un cochon vaut mieux.